mardi 6 novembre 2012

Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, par Hubert Juin


Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, Editions de la Mandragore, Marseille, 1953 (article rédigé par Olivier Arnaud)
 
                    Ce titre peu connu est celui d’un livre consacré par Hubert Juin à la peinture d’Edgar Mélik.
                     L’auteur inaugure une œuvre immense consacrée à la poésie, la littérature et l’art. Né en 1926, il vient passer quelques mois à Cabriès dans le but de connaître Edgar Mélik et d’écrire ce livre.
La rencontre fut-elle le fait du hasard ? On peut penser que c’est par l’intermédiaire du cousin du peintre, Rouben Mélik, né en 1921, qu’il est invité à Cabriès. Bien des points communs ont pu faire se rencontrer à Paris Hubert Juin et Rouben Mélik, au lendemain de la Libération. Rouben Mélik avait été très engagé dans la Résistance. En 1945, il est rédacteur en chef adjoint du magazine  Regards et producteur à partir de 1952 d’émissions à la radio entièrement consacrées à la poésie.
 
 Hubert Juin, image INA
 
                   Hubert Juin est né à Athus, en Lorraine belge, il est en France en 1943 et s’engage dans la Résistance. Il fréquente René Char, Aragon et Camus. En 1946 il publie Jean-Paul Sartre, ou la Condition Humaine (Ed. de La Boétie, Bruxelles). En 1959 il reçoit le prix de poésie Antonin-Artaud pour Quatre Poèmes (Ed. P.-J. Oswald, Paris, 1958). Il va associer toute sa vie l’étude de la peinture à celle de la littérature. Trois ans après son séjour à Cabriès, il écrit sur Seize peintres de la jeune école de Paris (Paris, G. Fall, Le Musée de Poche, 1956 : Nallard, Moser, Sugai, Corneille, Chelimsky, Gillet, Doucet, Arnal, Alechinsky, Lapoujade, Martin Barré, Camille Bryen, Bertini, Maryan, Levee, H.Arthur-Bertrand). ‘Ecole de Paris’ est une expression qui sert à désigner l’ensemble des artistes étrangers ou non qui vont se former à Montparnasse dans les années 20 pour s’épanouir après guerre. Pour les désigner plus concrètement on parle aujourd’hui de l’Abstraction lyrique. Edgar Mélik s’est formé dans ce creuset parisien, en fréquentant les ateliers privés d’André Lhote, de Ranson, et l’académie Scandinave. Il appellera cette période et ce lieu des arts à Montparnasse, « le cerveau du monde ». Hubert Juin écrira ensuite sur Pierre Soulages (1958), André Masson (1963) Vélasquez et Goya (1965), Juan Miro (1967), Lazare Volovick (1979).
Le livre qu’il consacre à Edgar Mélik en 1953 est bien le coup d’envoi d’une curiosité profonde pour la peinture contemporaine. Il nous révèle l’ « outillage mental » de ce tout jeune critique d’art et sa perception de la nouveauté de Mélik. Le premier chapitre, Les pôles magnétiques de la peinture, présente les notions nécessaires pour comprendre ce qu’est aujourd’hui la peinture. Le présent de la peinture est celui d’une mutation : pendant des siècles elle fut représentative (« art de la nomination »). Son but est dorénavant de devenir un art total pour répondre à une exigence mentale infiniment  supérieure. La science, qui a maintenant accès à l’invisible (rayonnement, atome) et calcule le possible et l’improbable (statistique), convoque la peinture.
Les portraits de Mélik sont manifestement ce qui a impressionné Hubert Juin. Ils sont ceux d’êtres jamais vus, résidents réels d’un monde imaginaire qui impose sa présence.
« Lorsque Mélik peint l’un de ses extraordinaires portraits imaginaires, il livre au monde du présent un visage EVIDENT et qui, sur fond d’avant-monde, ne cesse de se manifester une fois pour toutes » (p.11).
Il est moins question d’espace que du temps dans la perception de ces portraits par Hubert Juin. Non pas  un monde imaginé à partir du nôtre, mais un monde en avance sur le nôtre qui nous adresserait la figure de ces êtres non encore visibles.
Quelle est la signification de la peinture ? La question devait d’autant plus s’imposer à Hubert Juin qu’il découvrait tous les tableaux dans l’atelier de Mélik. Création de l’esprit humain, l’art de peintre crée ses propres moyens d’expression et transmet un message intelligible. La signification de la peinture est dans l’accord entre l’invention artistique propre à chaque artiste et l’idée qu’il entend exprimer. Hubert Juin s’explique en opposant Vélasquez et Jérôme Bosch. Dans l’œuvre du premier « l’expression picturale est prodigieuse et le message nul ». Le langage pictural de Bosch est moins riche mais il s’accorde finalement « aux dictées des plus essentielles visions » (p. 12).
Hubert Juin va appliquer ce contraste entre langage pictural et idées pour donner un sens à l’évolution de la peinture de Mélik depuis 1930, telle qu’elle se déploie pour la première fois sous ses yeux. « C’est au terme de 23 ans de mise au point, de recherche, de tentatives que Mélik se trouve en pleine possession d’une gamme extraordinaire de nuances » pour extérioriser « les plus profondes structures poétiques du peintre » (p.13).
Hubert Juin suggère deux périodes autour de 1940.
La première période la peinture est plus docile face au réel extérieur, le peintre veut pacifier son message, travaillant « dans le sens où le poussaient les éléments ». Ensuite la peinture montre que Mélik « a rompu avec la dictature du cosmos, au profit d’une densité, d’une rigueur de plus en plus assurée ». Le vocabulaire pour décrire l’expression picturale (durcissement, acuité, densité, rigueur) du second Mélik laisse voir que le monde intérieur a pris le pas sur le monde extérieur, le Réel sur le réel.
Edgar Mélik, étude, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p.5.
 
 
Hubert Juin donne ensuite un sens plus concret aux deux grands pôles de la peinture : MYSTIQUE et MAGIE. Les visées magiques ont pris le pas sur les visées mystiques dans la peinture de Mélik autour de 1940.
Cette opposition est très fortement marquée par l’époque qui constitue l’héritage direct d’Hubert Juin. Les mots de Paul Claudel dans sa Préface aux œuvres complètes d’Arthur Rimbaud (1912) resteront célèbres : « Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé ». Dans L’Expérience poétique (1938) Rolland de Renéville, développe l’idée que la poésie permet d’atteindre la racine des choses et de communiquer avec l’Etre universel dans un certain mysticisme.
Quant à la notion de Magie appliquée à un courant de l’Art, elle sera consacrée par André Breton, dans L’Art magique, une histoire de l’art (1957). En relevant que l’image est l’anagramme de magie, Breton repère une inspiration dans les arts plastiques qui exalte les pouvoirs de l’imagination pour que l’image ne soit pas la répétition de nos perceptions mais le révélateur des correspondances cachées du Réel. Cette fonction de l’art culmine entre le 15° et 16° siècles (Vinci, Bosch, Dürer, Grünewald, Holbein), puis resurgit au XIX° siècle quand s’exprime un monde visionnaire (Goya, Blake, Füssli), enfin dans l’éclat que lui prête au XX° siècle l’expressionnisme d’Edward Munch.
Alors que la peinture d’Edgar Mélik se laissait emporter par les éléments et les courants cosmiques (mysticisme) il entend maintenant dialoguer avec eux pour réaliser son œuvre autonome (« l’idéalisme magique » des romantiques allemands). L’homme redevient le centre non de l’univers mais de son univers, et il le prouve en créant une peinture où l’esprit est devenu souverain. Le surréalisme a inventé les correspondances entre la peinture et la poésie, entre l’image visuelle et l’image verbale. De ce fait Hubert Juin peut associer la première période mystique à l’œuvre du voyant Rimbaud (l’image du « Bateau ivre »), alors que la seconde période renverrait à Lautréamont (les Chants de Maldoror qui inventent avec force les métaphores de la révolte).
Cette mutation de la peinture de Mélik est en accord avec les pulsions de la peinture contemporaine, mais pour le moment c’est aux autres formes de l’art que pense Hubert Juin. Le langage a été pendant « sept cents ans »  (p. 14) le reflet du monde des objets (esclavage au monde et moyen de domination de ce même monde, allusion à la formule : « L’homme ne commande à la nature qu’en lui obéissant », du scientifique du XVII° siècle Francis Bacon). Ce renvoi à la période médiévale était une exigence  pour beaucoup d’artistes qui réfléchissaient à la crise de la modernité dans les années trente. Il s’agissait de rompre avec les canons esthétiques hérités de la Renaissance (le tableau doit être une belle représentation des choses grâce à la maîtrise du trompe-l’œil, de la perspective, du modelé et de l’ombre). Si le surréalisme privilégiait les « arts primitifs », beaucoup de peintres se tournaient également vers le Moyen Age et ses formes d’expression (tapisserie, fresques, vitraux, sculpture, peinture). Pour Roger Bissière il fallait « reprendre le fil des grands courants spirituels et repartir car la civilisation occidentale contemporaine, comparée aux civilisations occidentales du Moyen Age et aux civilisations de toujours était lamentablement médiocre ». Pour Jean Bazaine (1904-2001), autre figure de Montparnasse, pour Maurice Denis (1870-1943), et Georges Rouault (1871-1958), les Primitifs italiens et l’art byzantin avec l’utilisation symbolique des couleurs et l’absence de perspective représentent une source d’inspiration pour une peinture nouvelle.
 
Edgar Mélik, sans titre, vers1958, collection du musée Cantini, Marseille.
 
Le philosophe Etienne Gilson a synthétisé cette invention d’une nouvelle idée de la peinture qui entend rompre avec les règles de l’art issues de la Renaissance : « Giotto et Piero della Frescesca contiennent déjà assez d’imagerie pour intéresser les spectateurs atteints de cécité picturale, mais encore assez d’art pour intéresser ceux d’entre eux qui ont l’œil peintre. Au XV° siècle le peintre a voulu tracer le tableau de la réalité qui l’entourait, sur les traces de la science (optique)… la célèbre Cène de Léonard de Vinci (1499)… Par cette œuvre de génie la peinture s’est engagée sur un chemin qui devait la conduire à sa perte. » Peinture et réalité, conférences de 1955, publiées à New York en 1957,  version en français, Ed. J. Vrin, 1972, p. 331).
Pour Hubert Juin, le langage justifiait un art-imitation se transforme pour créer un monde autonome mais respectueux du réel. « Après avoir dressé la liste des choses visibles, le poète est amené à donner leur chance aux possibles (voir Francis Ponge), soit à remettre en jeu un langage qui a cessé d’appartenir au véritable et seul monde sensible ». D’où le lettrisme et le dodécaphonisme.
La référence au lettrisme est celle de la dernière avant-garde en 1953, après le dadaïsme et le surréalisme. Mouvement fondé par un poète roumain, Isidore Isou, avec le Manifeste de la poésie lettriste en 1942, il s’agit de penser la mutation du langage poétique, forme qui voulait exprimer des choses qui lui sont étrangères – des événements, des sentiments, etc.  - vers une forme qui est à elle-même son propre sujet. Cette mutation a également concerné la peinture (de Manet à Kandinsky) et la musique (de Debussy à Luigi Russolo). Tout en évitant le formalisme en art, l’autonomie des formes artistiques est le débat qui domine la première moitié du XX° siècle avec la notion de Poésie Pure et la Peinture Pure (par exemple H. Bremond en 1926 s’interroge à partir d’Edgar Poe, de Baudelaire, de Mallarmé et de Paul Valéry ; Auguste Chabaud participera à ce débat pour la peinture). Il ne s’agit pas de vider la poésie et la peinture de tous ces référents naturels et humains mais de les subordonner à des formes artistiques. « Le poème n’exclut ni les idées, les images et les sentiments, mais il les poétise », H. Bremond, La poésie pure, Ed. Grasset, 1926, p.44).
Le problème du sens de la peinture concerne la question que l’homme se pose sur lui-même, celle de « sa destinée véritable » (p.14). Comment communiquer la peinture quand le langage des « critiques d’art » a pu dissimuler l’art de peindre ?« Comparez un tableau et la littérature qui l’accompagne (dans laquelle il est question de plans, de lignes, de masses, de perspective, voire du nombre d’or) et vous éprouverez la curieuse sensation que du tableau n’a été recueilli que l’élément infiniment périssable. » (p.15). Hubert Juin fait exception pour André Breton et Paul Eluard qui ont su parler de la peinture sans trahir la signification de la peinture. Avec Donner à voir (1939) et son anthologie des écrits sur l’art, Les Frères Voyants (« Les artistes font des yeux neufs, les critiques d’art, des lunettes ») qui venait de paraître en 1952, Paul Eluard a valeur d’exemple quand le langage pour une fois ne trahit pas la peinture. Hubert Juin donne les deux titres.  Eluard a montré que le langage perd sa primauté devant l’image visuelle quand elle devient « illustration poétique » comme dans le recueil de dessins de Man Rey, Les mains libres, en 1937, ou les Photographies de Hans Bellmer en 1949). 
Puisque Mélik a créé son propre moyen d’expression il échappe à tout commentaire comme à toute filiation. Ses procédés plastiques d’expression cadrent « parfaitement avec les visées poétiques du créateur ». Pourtant on a rapproché cette peinture de Picasso et de Permeke. Mais les rapprochements ne pourront concerner que les intentions.
On trouve dans la peinture de Mélik « cet esprit d’aventure et de recherche » qui donnera de magnifiques incendies des « Arlequins » jusqu’à « Guernica » (1937). Mais les peintures ont des significations entièrement différentes. Picasso exprime des « combats extérieurs entre poignard et sang ». Alors que Mélik habite « toute une contrée de mythes et d’intentions occultes ». Il met en jeu un mythe solaire : celui de la puissance. Mais ce mythe a été vécu différemment dans les deux phases de sa peinture autour de 1940. D’abord « une querelle avec le monde extérieur » qui se traduisait pour le regard profane par la laideur (« ne disait-on pas qu’il était systématiquement peintre de la laideur ? » p. 16). Dans une deuxième phase, le peintre a éprouvé ses forces dans cette bataille et il peut dorénavant « instaurer un ordre de la Haute Sagesse ». Expression ésotérique dont on aimerait savoir si elle tient à la culture d’Hubert Juin ou au propre vocabulaire de Mélik.

 
Le  rapprochement avec le peintre et sculpteur Constant Permeke (1886-1952, figuratif onirique) se fait à un autre niveau, plus spirituel et matériel. Ils ont en commun la « solidité du matériau pictural utilisé ». L’espace, la forme, la couleur sont subordonnés à la solidité de la matière peinte. En raison d’une correspondance entre moyen d’expression et message, le deuxième point commun est l’immanence du monde peint. « Rien dans leurs œuvres respectives qui tente de rejeter le problème vers un indéfiniment futur paradis. Rien qui ne cesse de protester contre une utilisation douteuse de l’avenir. Rien qui puisse donner prise aux fallacieuses mythologies du transcendant » (p. 16).
Hubert Juin propose ensuite ses propres rapprochements pour exprimer la signification, les données spirituelles, de la peinture de Mélik. Il pense d’abord à Chirico (1888-1978) et à sa peinture métaphysique (Les Intérieurs, 1909-1917), que Mélik incarne aujourd’hui, et de manière plus intense. Il est question de produire une : « image brûlée, calcinée par les feux de la vision interne, puis, à nouveau surgissante, en raz-de-marée, de bienheureuse confusion intérieurs » (p.17).  D’où une combinaison improbable entre le réalisme et l’inobjectif. Le « monde réel » est « submergé par un amas de stratifications mentales ». Il est recréé dans l’immobilité inhérente à la peinture, mais « rechargé de flux cosmiques ».  
L’autre peintre qu’Hubert Juin convoque est André Masson. Ce peintre restera une référence pour lui, il lui consacrera un livre en 1963, André Masson (éd. Le musée de Poche). En 1960, il publiera le livre Aix-en-Provence (collection lieu dit, Ed.du temps). André Masson vivait alors au Tholonet, son atelier avait été dessiné par Fernand Pouillon.
Dans la tour du sommeil (1938)

Or, Hubert Juin rapproche la peinture de Mélik d’une période bien précise de la peinture d’André Masson, l’époque où, « requis par une méditation acharnée de Nietzsche et d’Héraclite, il peignit une série de toiles bouleversantes qui semblaient donner, livrer le définitif visage de la tragédie » (p.17).
Dans le livre de 1960 consacré à Aix-en-Provence, il se réfèrera à nouveau à cette période, presque dans les mêmes termes : « C’était l’époque où Masson peignait d’étranges massacres, des combats d’animaux, et des portraits légendaires en une galerie au cœur de laquelle Kleist et Novalis rejoignaient Héraclite. André breton montrait à quel point il était alchimiste. Roger Caillois s’enchantait des acéphales qu’il dessinait avec une nervosité proprement somnambuliques ».
Pour en avoir parlé avec Mélik, Hubert Juin nous donne les sources littéraires de « la formation des structures mentales » du peintre de Cabriès. Nietzsche a joué un rôle dans les deux phases de sa peinture, mais pas les mêmes figures dans lesquelles se reconnaissait le Nietzsche de La Naissance de la tragédie (Dionysos et Apollon).  La première phase a été marqué par « le Nietzsche de la puissance, de la domination et de l’immanence dionysiaque ». La peinture de Mélik évoque un peintre secoué par les orages d’un monde en devenir, selon un cycle complet de la Création à l’Apocalypse. Maintenant c’est un Nietzsche Apollinien, le Sage, ni maître ni esclave du monde, mais en mesure de créer un nouvel univers. D’où une peinture dont la signification du « graphisme intellectuel » (p. 17) n’est pas le pessimisme (André Masson), mais l’ « optimisme tragique, l’immanence désespérée, l’optimisme écorché de Nietzsche».  Hubert Juin note en passant que c’est maintenant Kranz Kafka qui est l’auteur marquant du peintre (1953).
Edgar Mélik, portrait, vers 1960, collection particulière.
 
La tonalité de la peinture de Mélik s’est donc inversée. Rébellion, négation, amertume qui exprimeraient des « préoccupations parentes de certaines qui furent exprimées par les collaborateurs du « Grand Jeu » (René Daumal, le fondateur 1908-1944, Hendrik Cramer, André Gaillard, Luc Dietrich et Roger Gilbert-Lecomte) ». Que pouvait recouvrir cette référence pour Hubert Juin ? Le Grand Jeu fut une revue créée par René Daumal (1928-1932) et consacrée aux expériences littéraires de rupture, à la créativité de l’enfance, à l’onirique, en vue d’une « métaphysique expérimentale ». Roger Vailland participe à la création de la revue, et Hubert Juin lui consacrera un article, ‘Tel qu’en lui-même’, dans Entretiens, Roger Vailland (Ed. Subervie, 1970). Nul doute que l’allusion dénote tout un monde en effervescence qui marquait la jeunesse d’Hubert Juin. Il restera fidèle à ces personnalités singulières. Mélik devait lui paraître de cette trempe dans cette « existence du peintre au château désert de Cabriès » (p. 16).
Mais de la rébellion et de l’amertume la peinture de Mélik est passée à « l’humain, à l’éligible et à l’humour (loin du sarcasme, négation du monde, mais l’humour selon Lautréamont, Alfed Jarry et Jacques Vaché) ». Il reste à être attentif à cette présence de l’humour dans la peinture de Mélik.
Hubert Juin utilise ensuite une opposition paradoxale mais bien formalisée à l’époque f : l’inobjectivité et l’abstraction. La peinture non-figurative est jugée une impasse quand elle se réduit à son propre exercice (comme chez Kandinsky). Dans le débat sur l’abstraction pure, Hubert Juin interviendra en 1957, dans la revue Critique, n° 125, à propos de deux livres de 1956 de Marcel Brion, Art abstrait, et de Michel Ragon, L’aventure de l’art abstrait. Il n’est pas favorable à une abstraction qui existerait pour elle-même en peinture. Jean Bazaine venait de refuser de faire de l’abstraction le synonyme de non-figuratif : « Ce pouvoir d’intériorité et de dépassement du plan visuel qqu’implique la création, n’est pas fonction du plus ou moins grand degré de ressemblance de l’œuvre avec la réalité extérieure, mais avec un monde intérieur qui englobe le premier et s’épanouit jusqu’aux « pures motifs rythmiques de l’être »… Klee est moins ressemblant (moins abstrait) que le douanier Rousseau ; et Kandinsky est beaucoup moins abstrait que Breughel, Vermeer ou Van Eyck : ce dernier pourrait bien représenter, dans toute l’histoire de la peinture, l’extrême pointe de l’abstraction. », in Notes sur la peinture d’aujourd’hui, Ed. 1948, cité par Et. Gilson, op. cit., p. 286).
Mélik a pratiqué l’art non-figuratif dans une période de transition (1945-1948) comme si les éléments (l’univers élémentaire basé sur l’eau, l’air, la terre et le feu –bleu, blanc, marron, rouge) venaient à exister pour eux-mêmes. Ensuite l’œuvre manifeste une « architecture éminemment poétique » d’un univers autre selon « la souveraineté d’une Sagesse » (p.19).
A rebours de la conjonction des arts voulue par les avant-gardes de l’entre-deux-guerre auquel Hubert Juin était sensible (« art total et définitive fusion » p.11 ; « l’idéale confusion des arts », p. 19), il souligne l’intégrité de Mélik. La peinture est pour lui l’expression absolue de son univers mental, ce que Hubert Juin définit par l’immanence (1). Mélik fusionne entièrement avec son œuvre, et « peu de peintres » ont su vivre cette synthèse. En un autre sens sa peinture est immanente parce qu’elle refuse la fuite vers l’avenir comme vers le passé. Elle rend visible un monde intemporel par rapport au nôtre (2). Enfin sa peinture ne demande aucun secours à une notion transcendante (Dieu, le Sacré immobile), mais s’installe dans « l’instant éclaté » et le « tremendus » (« cette notion primitive du Sacré ») (3).  Ici Hubert Juin parcourt toute une constellation de notions en vogue pour qualifier l’Art entendu, à la suite de Nietzsche notamment, comme une contre-création assumée par l’Homme, seul dans l’univers. André Malraux parlera de la Métamorphose des dieux (essai de 1947, le Musée Imaginaire) ; le « tremendum » est l’expérience humaine du mystère et du sacré dans l’effroi devant ce qui dépasse l’homme (Le Sacré, de Rudolf Otto, 1917 ; Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, 1939) ; quant au surréalisme, il invente la quête du primitif en l’homme. Avec le recul, il semble que Hubert Juin ait répéré dans la peinture de Mélik la vérité de son époque, au carrefour du projet de Nietzsche (l’art comme création d’un univers autonome), et d’une quête plus récente (un autre monde qui aurait sa propre sacralité, et qui échapperait au temps dans lequel les hommes se trouvent pour nous rejoindre dans sa verticalité intemporelle et mystérieuse).

Edgar Mélik, père et fils, vers1965, collection particulière

 
L’ambivalence de la peinture de Mélik est finalement référée au recueil de poèmes de Henri Michaux, Epreuves, Exorcisme, « titre idéal pour une rétrospective des tableaux de Mélik ».  Parus en 1946, les poèmes écrits de 1940 à 1944 représentent des exorcismes au sens de la poésie : « La plupart des textes qui suivent sont en quelque sorte des exorcismes par ruse. Leur raison d’être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ».
« Peignant, celui-ci ouvre des pièges dont le tableau, lui-même, le sauve. » (p. 19).
Caractériser ainsi l’œuvre de Mélik c’est la situer dans un moment de la peinture ouvert par le tableau que Picasso laissera inachevé en 1907, Demoiselles d’Avignon. Il s’agit bien depuis lors d’une mutation de l’acte de peintre, et Mélik est à coup sûr dans ce grand sillage.  C’est depuis ce tableau que la peinture peut se penser comme exorcisme, et non comme plaisir et enseignement. « Le peintre apporte des modifications magiques au monde par le fait même qu’il peint le monde, c’est-à-dire non pas qu’il le représente –maîtrise mimétique qui lui est déniée –mais qu’il le recrée dans un jeu où, de même que pour l’enfant, le bout de bois deveint cheval, de même pour lui, le tableau devient arme avec laquelle il affronte l’inconnu », J. Clair, Le nu et la norme, Klimt et Picasso en 1907, Gallimard, 1988, p. 110. 
Hubert Juin, critique de 26 ans, poète marqué par le surréalisme, et ouvert à tous les courants de la créations reste par son livre le témoin contemporain du peintre, et en raison du passage du temps, personne ne pourra plus avoir l’expérience qui fut la sienne. Il a vécu la coïncidence d’une culture artistique disparue qu’il vivait intimement et de la peinture de Mélik en train de se faire.
Cette première partie du livre de Hubert Juin se termine par l’évocation des portraits omniprésents dans la peinture de Mélik. « Les visages, ici et là, qui trouent la pierre, l’espace et le cœur, sont les fleurs nées avant la nuit des temps et qui, par le miracle de l’union du pinceau et de l’instant éclaté, surgissent davant nous, et de mille voix plus puissantes que la pluie, plus ardues que le sang, parlent plus haut que nous, et, sur leurs prépieds où mystique et magie se greffent, PROPHETISENT. »
Ce vocabulaire qui surprend aujourd’hui était maîtrisé dans les études les plus rigoureuses de l’époque. Ainsi chez Gaston Bachelard, ce philosophe des sciences qui se consacrera ensuite à l’analyse de l’imagination en tant que fonction de l’irréel. Dans la Psychanalyse du feu (1937) il s’émerveille devant « les mosaïques les plus étranges du surréalisme ». L’imagination véritable est productrice et elle est libre par rapport à la perception et à la mémoire (fonctions du réel). En 1939 il publie son Lautréamont, référence absolue du surréalisme, et lecture forte de Mélik. « Les métamorphoses ducassiennes ont eu l’avantage de désancrer un type de poésie qui s’abîmait dans une tâche de description ». Pour les images visuelles G. Bachelard se montre également épris de l’ouverture de l’imagination. Dans un entretien pour la revue Arts, octobre 1951 (« Gaston Bachelard : je crois aux peintres qui imposent le réalisme de l’irréalité. ») il est reconnaissant au cubisme d’avoir « accentué la libération du logicisme en peinture en créant de nouveaux artificialismes ». Il y célèbre Dali qui nous surprend par les déformations qu’il impose au réel. Absurdité et gratuité ? Pour G. Bachelard, c’est tout le contraire puisque cette peinture apporte délivrance et enrichissement intérieur. Dans L’Air et les songes (1943) il reprend son expression paradoxale pour définir les créations de l’imagination (« réalisme de l’irréalité »). L’imaginaire est la fonction de l’esprit qui permet de déformer les images, pour nous ouvrir à un réel plus large. Notre rapport au monde n’a jamais été le monopole des fonctions du réel (perception, mémoire). On oublie facilement « les pulsions inconscientes, les forces oniriques qui s’épanchent sans cesse dans la vie consciente. » La perception pure n’existe pas, elle est toujours associée à des images (voir les métaphores physiques et morales autour des mots « dur » et « noueux »). Bachelard veut aider à découvrir l’ activité prospective des images, quand l’image se place d’elle-même en avant de la perception, comme une aventure de la perception. Selon Hubert Juin les visages peints par Edgar Mélik « prophétisent ». En quel sens l’image visuelle peut-elle prophétiser, c’est-à-dire nous faire regarder ailleurs ? G. Bachelard venait d’expliquer ce dynamisme de l’esprit.
« On comprend les figures par leur transfiguration. La parole est une prophétie. L’imagination est bien un au-delà psychologique. Elle prend l’allure d’un psychisme précurseur qui projette son être. » L’Air et les songes, 1943.
Olivier Arnaud

2 commentaires:

  1. Merci pour la publication de cet article complexe et riche, qui permet de réfléchir à la peinture d'Edgar Mélik en faisant abondamment référence à ce livre d'Hubert Juin qui n'est plus accessible ( introuvable ou presque). Les ouvertures proposées sont très intéressantes.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, c'est là que l'on voit combien l'oeuvre de Mélik se prête aux commentaires et à la glose, preuve de sa richesse. La seconde partie de l'article d'Olivier, tout aussi pertinente, arrive...

    RépondreSupprimer