mardi 20 novembre 2012

Hubert Juin : 3° partie, par Olivier Arnaud


La troisième partie s’intitule : Notes conjointes à la peinture d’Edgar Mélik.
                 L’espace dynamique : Quelle est la valeur de l’espace dans la peinture de Mélik ? Hubert Juin va le dire  après un détour rapide par le problème de l’espace pictural dans l’histoire. En arrivant à Cabriès, en 1953, il a déjà une bonne connaissance des théories de l’art (Bernard Berenson,  Auguste Schmarsow, Henri Focillon). Il est au clair sur les grands problèmes de la peinture  concernant l’espace, la lumière, le mouvement ou dynamisme. Il a déjà lu le livre d’André Masson, Le Plaisir de Peindre (1950) dont il fera une longue analyse dans Critique, l’année suivante (« L’homme à l’intérieur du paysage », 1954, n° 88, pp. 754-770). Il ne cache pas ses doutes sur l’évolution dominante de la peinture moderne où le dessin et la couleur (dans l’abstrait comme dans le figuratif)  l’emportent sur les valeurs proprement picturales liées à l’espace.
          « La peinture, ce n’est plus peindre, c’est meubler une surface. Le métier instauré nécessite un vocabulaire dont les termes dominants – angles, plans, lignes … - auraient étonné les siècles d’expression picturale », Critique, p. 755. Il vise le courant du formalisme abstrait qui s’est efforcé de définir un code universel à partir de couleurs et de figures simples (Kandinsky, Mondrian, Auguste Herbin). Il cite Juan Gris, « La seule technique picturale possible est une sorte d’architecture plate et colorée. ». « Jamais autant qu’à notre époque l’espace peint n’a été considéré de pareille façon comme lieu de démonstration d’un dessin fermé » (Critique, idem). La conquête de l’espace en peinture, l’utilisation de la troisième dimension, la profondeur, a portant donné à la peinture sa véritable signification (la composition spatiale).
Edgar Mélik, collection privée
 
                   « Dans les œuvres de Raphaël, ce qui sépare les personnages ou les objets est doué du même coefficient de réalité tactile que ces personnages et ces objets eux-mêmes. » (Critique, idem).
A ses yeux, c’est avec Cézanne que le problème de l’épaisseur de l’espace (la transparence) a reçu une nouvelle évidence picturale quand il a retrouvé l’union perdue entre la sculpture et la peinture. Il y a donc bien une multitude d’expériences possibles de l’espace en peinture (jusqu’à sa disparition quand on en revient à la surface), et Hubert Juin en fera l’analyse à la suite d’André Masson (sur Métamorphose de l’Artiste, 1956, dans Critique, 1957). Son jugement sur l’espace dans la peinture de Mélik sera tout sauf une idée vague quand on aura pris connaissance du poids de ce débat des années  1950. « On peut remarquer que l’espace joue en peinture un rôle considérable et souvent limitatif » (1. l’espace décoratif justifié, dit-on, par l’établissement de certains plans sensibles). 2) « L’espace pictural conçu comme une chambre close dans laquelle des formes se voient et sont supposées se mouvoir» (le seul exemple dynamique est celui de Vermeer). Ou encore le tableau conçu comme 3) la limitation d’une fenêtre (p.35).

A cette présence restrictive de l’espace en peinture s’oppose sa représentation dans les peintures asiatiques : « l’Orient a substitué à l’espace statique ce que l’on pourrait nommer l’espace dynamique, c’est-à-dire l’espace conçu comme élan vital » (p. 35). Dans les références exotiques  et codifiées des arts depuis le début du XX° siècle Hubert Juin oppose l’immobilité qui engendre un espace plat, et le dynamisme qui engendre la composition spatiale. « Les peintres modernes, voulant dépasser les dernières œuvres de Cézanne, virent stylisation là où il y avait picturalisation et firent appel à des arts extrêmement immobiles (le mouvement y étant lié, lorsqu’il existe, à l’inobjectif) : art nègre, art thébain [curieusement Juin écrit « procession thibétaine, p. 11, et de même dans l’article de Critique], art océanien, art sumérien, etc. Sans doute est-ce ce travail de stylisation (cloisonnement), importance de la ligne, soumission de la couleur au contour qui fait que notre époque – de l’époque post-cézannienne – une époque de dessinateurs », Critique, 1954, p. 760.
              A l’expressionnisme abstrait (Georges Carrey, Chapova, Mathieu), comme au cubisme tardif, Hubert Juin oppose et préfère l’organisation des formes entre elles de la peinture de Soulages, son expérience d’un espace comme dramatique, sa sombre énergie, et en général le dynamisme de l’abstraction lyrique de l’Ecole de Paris (le rayonnement de Poliakoff, l’éclatement de Zao-Wou-Ki, l’émiettement de Vieira da Silva). Il aime l’abstraction mais refuse la codification abstraite qui venait d’être l’objet d’une polémique sur la signification de cette peinture (cf. pamphlet de Charles Estienne, L’art abstrait est-il un académisme ? date de 1950). « Comme si, à la fin, la peinture avait disparu en tant que profondeur, espace et anatomie picturale au profit de contours lisibles dans l’immédiat et soigneusement emplis de tel ou tel ton, cette différences des à-plats n’ayant finalement d’autre raison d’être que celle de séparer les volumes les uns des autres. » (Critique, 1954, p. 761). Alors, à partir de cette querelle oubliée mais centrale du début des années 50 (non pas abstraction ou figuration, mais picturalisation ou dessin) qu’Hubert Juin connaît parfaitement,  que vaut la peinture de Mélik qu’il vient de découvrir ? « Et Mélik est l’un des rares exemples de peintre qui s’efforce de faire oublier la surface donnée. »  (p. 35). L’opposition entre peinture et dessin est tellement prégnante pour le sens de la peinture actuelle qu’Hubert Juin dressera trois fois de suite Mélik seul face « à une époque de dessinateurs » (p. 63, 66 et 67).
 
Edgar Mélik, collection privée
 

Pour le moment il désigne ce qui introduit le dynamisme dans les toiles de Mélik.  « C’est par le truchement d’un souffle créateur – qui apporte à l’âme toute une brassée d’images – que l’on peut retrouver le pays dont on est l’homme. » Puis il évoque toute une géographie plus ou moins imaginaire qui fait le paysage de Mélik : « Le Rocher Percé [ouverture dans la Sainte-Victoire], les coulées de étangs – de Courson à La Palme – le Ventoux aux sources à peine moins visibles qu’un envol d’abeilles… tout cela pris au creuset de l’imagination humaine, enfante les seuls édits de la vie pleine » (p. 36). Pourquoi cette référence aux étangs du côté de Narbonne ? Probablement signe vers Céret et Collioure, naissance du cubisme avec Picasso et Braque, mais aussi Masson, Gris, Herbin, Picabia, Chagall et Matisse. En tout cas triangle imaginaire entre le Ventoux au Nord, bien visible depuis les terrasses du château, la Sainte-Victoire à l’Ouest, et la coulée de étangs au Sud-Est.
Cette « brasée d’images » projetée par son « souffle créateur » a-t-elle une signification ? L’art de peintre n’est pas un simple « faire », mais elle porte une signification pour l’homme. Hubert Juin s’en est expliqué au début de son livre quand il a distingué l’art-mystique de l’art-magie.

La peinture est « poétique » : « Lorsque le peintre se mesure à la toile vierge qui est posée sur son chevalet, il fait intervenir dans le signe qu’il va tracer sur cette toile non seulement toute l’expérience du monde qui est la sienne, mais encore toute une conception du monde qui est la sienne. Il va s’en prendre à la totalité du monde. Il va répondre à la totalité du monde. Le monde et le désordre de la nature apparaît au regard de l’artiste magicien comme un défi : il voudra opposer à ce désordre un ordre. Par une œuvre qui  dans sa totalité répond à la totalité du désordre », Critique, « Mésaventures de l’art abstrait », 1957.
Cette très haute idée de la  signification de la peinture, Hubert Juin la retrouvera chez Soulages (Critique, 1957, et Soulages, Le Musée de Poche, 1958), mais pour le moment il est l’hôte de Mélik. Sa peinture est un message adressé aux hommes pour que ceux qui portent en eux ces Valeurs (Liberté, Age d’Or, Amour, Espoir, Candeur) s’y reconnaissent. A la totalité du désordre du monde et de la nature que le peintre ressent comme défi il a répondu par une autre totalité, celle d’un ordre qui sera cette fois-ci expression de la Liberté. Pour Hubert Juin ce fut déjà la réussite de Cézanne. « Par l’entremise des valeurs picturales, il pensait un monde intelligible et groupé autour de l’homme comme autour de la seule chose qui puisse, précisément en le pensant de cette façon, le rendre intelligible », (Critique, « L’homme à l’intérieur du paysage », 1954, p. 760).
En quoi la peinture de Mélik correspond-elle à ce message de la liberté du peintre adressé à la liberté du spectateur ? « Montrer à celui qui obéit à tel ordre de noblesse, à telle grandeur même, que c’est, au fond, aux discours de la vigne brûlée de sel qu’il est fidèle » (p. 36). Ordre de noblesse, c’est-à-dire chevalerie  spirituelle que le peintre indique aux autres hommes. Ainsi s’éclaire tout ce vocabulaire dispersé qui semble tout d’abord ésotérique, mais qui ne fait que reprendre à l’époque une Idée nietzschéenne largement partagée (« affirmation d’un Bon Sens impitoyable », p. 12, « instaurer l’ordre de la Haute Sagesse », p. 16, « c’est Nietzsche le Sage », p. 17, « ce rendez-vous de la clarté du fond des ténèbres, c’est ce que « Nietzsche appelait l’ENIGME DU GRAND MIDI », p. 27). Poète de la philosophie, Nietzsche trouve un immense écho dans les milieux artistiques et littéraires de l’entre-deux guerre. La passion d’une vie supérieure indispensable à  l’artiste (animal, humain, surhumain) et l’art comme création sont des idées constitutives de l’autoreprésentation de l’artiste du début du XX° siècle (l’écrivain en avait bénéficié au XIX° siècle grâce au romantisme).  Sa rébellion contre l’idée purement théorique de l’univers dans lequel il n’y a pas de place pour l’homme conduit à réévaluer l’art face à la science. «  « Humaniser l’univers, c’est-à-dire nous en sentir de plus en plus maîtres ». Nietzsche est le porte-parole de tout homme qui, excédé par l’univers de Platon, entend ne plus être une nature, mais une volonté, une puissance, une volonté », Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, Vrin, 1963, p. 167). Dans la mesure où Mélik partageait, comme Hubert Juin, cette très haute idée de l’Art, il est le produit de son temps. Plus personnelle est la transition de la peinture de Mélik de la force  mystique à la forme magique (de Dionysos à Apollon), de la participation mystique aux métamorphoses du monde à la Liberté créatrice d’un ordre solaire.  Transition de l’inhumain vers le surhumain puisque l’artiste affronte le désordre du monde et de la nature pour lui opposer son propre ordre. « En ce qui concerne la première phase de l’évolution du peintre, le Nietzsche de la puissance, de la domination et de l’immanence dionysiaque a – bien entendu – joué un rôle de premier plan. Ce Nietzsche de l’ivresse devenait le pilote aveugle du « Bateau ivre » et, cloué aux poteaux des couleurs, le peintre Mélik remontait les constellations, porté par les orages cosmiques, de la Création du monde jusqu’à l’Apocalypse. » (p. 17). La vision hallucinée proposée par Hubert Juin évoque bien cette participation mystique au désordre cosmique. « Dans la seconde phase de l’évolution c’est Nietzsche le Sage, Nietzsche l’Apollinien, maître des bacchantes et allié à la tempête (non plus ni son esclave, ni son maître, mais l’éblouissant pair de ses tumultes) qui joue un rôle pour le graphisme intellectuel de Mélik » (p. 17). Maintenant la totalité du désordre du monde trouve sa réponse dans la totalité d’une expérience artistique pacifiée. Ces classifications nietzschéennes converties en grille de lecture artistique sont classiques à l’époque (chez Pierre Francastel et  Gaëtan Picon par exemple). Si la très forte transition de la peinture de Mélik renvoie à une évolution personnelle elle n’est pas séparable  du débat très vif en France sur  l’impuissance de Nietzsche à faire aboutir son propre héroïsme (Thierry Maulnier, Nietzsche, 1933, et « Défaites de Nietzsche », Revue hebdomadaire, 1933 ; Ramon Fernandez, L’homme est-il humain ?, Gallimard, 1936 ). Entre les différentes figures proposées par Nietzsche (Dionysos et Apollon), Mélik a choisi, et Hubert  Juin célèbre cette transition qu’exprime un art moins soumis aux métamorphoses chaotiques du réel.
Nouveau Sisyphe : Les mythes créés par Nietzsche laissent place à une autre figure mythique, Sisyphe. Curieusement, une toile de Mélik a choisi de représenter « Sisyphe sur terrain plat, son rocher enfin immobile » (p. 36). Contre le châtiment absurde des dieux absurdes Mélik a imaginé la coïncidence des contraires. Avec Francis Ponge au même moment il récuse « le pessimisme existentiel » d’Albert Camus (« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux », Le mythe de Sisyphe, 1942).  « L’espoir ne peut aller sans cesse dans la direction des volcans carnivores que si, les contraires miraculeusement abolis, il finit par se confondre avec le souverain et inactuel désespoir. Peignant son Sisyphe sur terrain plat, Mélik donne une figuration éblouissante de la pierre philosophale. Ce n’est que sur le terrain plat que Sisyphe peut établir sa domination à la fois sur la Vie et sur la Mort, à la fois sur le Passé et l’Avenir, chacun des termes infiniment antinomiques se confondant en un point de solution définitif (le point surréaliste) », (p. 36). L’œuvre du peintre confirme le rôle alchimique de l’art qui opère la synthèse et le dépassement du réel vers le Réel, et qui quitte le monde absurde imposé à Sisyphe par les dieux  pour créer son propre espace où les contraires  s’unissent. L’Art est visiblement un dépassement de la condition humaine, puisqu’il lui substitue une synthèse impossible. Punir Sisyphe pour son désir d’éternité ? C’est toute l’absurdité des dieux. L’Art seul fait admettre la Mort : « … jusqu’au moment où, sortant de ses cent-soixante palais de jade, l’Absence centrale enfin instaure le Silence » (p. 36).  C’est l’époque où le philosophe  Ferdinand Alquié, proche des surréalistes et de Joë Bousquet, donne ce titre à son livre devenu célèbre (Le désir d’éternité, PUF, 1943). Il consacrera plus tard  en Sorbonne la Philosophie du surréalisme (Flammarion, 1955).
L’Art annonce l’Age d’Or : Si la littérature a bénéficié du romantisme au XIX° siècle,  les arts plastiques se verront propulsés de l’esthétique à l’ontologie grâce au surréalisme. On assiste alors à une généralisation de l’idée de Rimbaud, « la poésie est alchimie du verbe ». La conception que Mélik avait de sa peinture est à cette hauteur, et elle était le fruit de cette rupture. Hubert Juin associe la « confusion perpétuellement souhaitée des arts » à l’Age d’Or (p. 37). L’horizon de cette conception révolutionnaire des arts n’est rien moins qu’une « définitive libération de l’homme » qu’ils sont les seuls à pouvoir annoncer. L’art du rêve (Freud) a fait place à un rêve de l’art (le « réalisme de l’irréalité », G. Bachelard1951). Cette exaltation lucide est celle du courant surréaliste : rupture avec un monde oppressant et barbare, désir d’un monde pacifié dont l’art montre la voie. Le poète  Ponge fait sienne la conception du poète selon Lautréamont : le poète doit être « plus utile qu'aucun citoyen de sa tribu » (Poésie II) parce qu'il invente le langage qu'emploieront ensuite les journalistes, les juristes, les négociants, les diplomates, les savants. Justement Hubert Juin partage cette sensibilité avec Mélik formé au creuset du Montparnasse des années 30. « L’herbe unie au nuage et le requin à la mouette, le feu mental ne risquera plus de s’éteindre et deviendra propriété de tous. La parole d’Eluard : « Le poète est celui qui inspire plus que celui qui est inspiré » fera place à la parole de Lautréamont : «  La poésie sera faite par tous, et non par un» » (p. 37).
Peinture métaphysique : « Gratitude aux horribles travailleurs ». Hubert Juin répète deux fois la formule de Rimbaud pour désigner dorénavant tous les artistes qui inventent  dans la solitude,  face au désordre du monde, afin d’annoncer par leurs œuvres un monde solaire.  La peinture donne réellement une signification métaphysique à l’homme. Hubert Juin le pense et convoque le titre de la toile de Gauguin : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? ». L’origine, la nature et la fin de l’homme sont les questions que l’Art pose aux hommes. Avec cette synthèse pour une mythologie personnelle (1897) c’est sans s’en rendre compte exactement que Gauguin  ouvrit « une porte par laquelle il nous est indéfiniment possible de passer » (p. 38).


« Lorsqu’Edgar Mélik, dans sa solitude dominée d’étoiles, peint telle ou telle de ses dernières toiles, je crois que la signification bouleversante de ses tableaux lui échappe et qu’ainsi il ne cesse de donner à celui qu’il sera des rendez-vous capitaux » (p. 38).  Les tableaux de Chirico interrogent encore, alors même qu’il a trahi sa propre peinture (retour à l’art-imitation et fascisme). « L’aventure, magnifiquement, continue » (p.38). C’est bien la présence de l’homme à l’univers que l’art interroge. « Aujourd’hui enfin le peintre se mesure à la « réalité rugueuse à étreindre». Il est le paysan de Rimbaud. Mais cette “réalité rugueuse”, à notre surprise n’est pas faite d’une cafetière et de deux pommes. Elle est faite de signes qui lui répondent... Encore ces signes pourraient-ils être une cafetière et deux pommes, mais inscrits dans un rapport formel significatif. Devant la chaise de paille de Van Gogh, qui donc dira : “ Tiens, une chaise!” Il en va beaucoup plus. Très exactement d’une conception du monde. Et cependant : combien  de chaises déjà dans l’histoire de la peinture?” Critique, 1957. Rimbaud, Adieu, Une saison en enfer : “Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »
Les corps transfigurés : Si l’univers interroge l’homme, l’homme s’interroge sur lui-même. « La poésie ! Qu’est-ce d’autre que ce cri dans lequel une femme se dévêt ? Ce qui vient à notre rencontre, c’est nous-mêmes – et dans les mains de ce double que le futur nous livre, une palpitation d’épervier fixe les diamants de la possession délirante », (p. 38). La Femme, présence démultipliée  dans les toiles de Mélik, inscrit l’homme dans le questionnement intime à partir de ce double de lui-même, comme dans le tableau de Gauguin où la présence exclusive des femmes interroge mieux sur sa propre conscience de soi. Certains tableaux de Mélik donnent cette « impression de se trouver devant un sobre univers où tout est symbole. Devant un univers dominé par le thème de la conception. La symbolique sexuelle perd son poids et acquiert une vertu : celle de coordonner les rapports mystérieux, les rapports miraculeux qui joignent l’être à l’être, et l’être à l’objet », (p.38).  Le peintre s’empare de la dualité des sexes pour exprimer, grâce à des valeurs proprement picturales, la rencontre miraculeuse de deux sujets, comme la perception l’interroge sur le lien mystérieux entre le sujet et l’objet. Hubert Juin a fort bien senti ce mystère de la Femme chez Mélik, où elle devient symbole infini (maternité, enfance, douceur, désir, beauté, amour). Mais les peintres multiplient aussi les symbolisations à partir du même être. « La grande affaire de Rubens, c’est la Mort. Les corps  sont peints à l’instant de leur plus haute splendeur charnelle. Mais la mort est déjà présente. Rubens a peint ici ce moment intermédiaire entre l’élan et la chute. Rubens est aux antipodes du romantisme. Il peint l’instant où l’irrémédiable se manifeste : ce corps, celui d’Hélène Fourment, déjà les vers du tombeau le guettent, et Rubens – duquel si justement, on a pu dire que, Don Juan dans la vie, il fut Faust dans la peinture – le génial Rubens le fixe, ce corps qu’il a aimé, ce corps qui donna la vie à sa propre vie, il le fixe au moment ou, parvenu à la cime de l’existence, déjà il bascule, proie de l’ombre, vers le néant », Critique, 1957, « L’homme à l’intérieur du paysage », sur Le Plaisir de Peindre d’André Masson, 1950).
Avec Mélik la Femme fait entrer dans un univers qui n’est plus celui du réalisme brillant et tragique, celui du cycle irréversible de la Vie à La Mort, mais là où le corps est transfiguré. « Sur un certain plan, la grande conquête de certains peintres modernes (c’est le cas de Mélik) a été la suppression des traces de l’ombilic. Ces corps ici et là, ces corps peints qui répondent ou interrogent sont des corps éternels, des corps sans naissance » (p. 39). Il me semble que ce passage est ce qu’Hubert Juin a écrit de plus troublant sur la  dimension la plus mystérieuse  de la peinture de Mélik. Cette absence de la cicatrice de séparation, ces corps d’allure éternelle, sans naissance  donc sans mort, ces corps en même temps charnels et spirituels, n’est-ce pas ce que Mélik a de plus indéchiffrable ? Plus loin Hubert Juin nommera Le Greco (p. 64) et parlera d’ une « métaphysique charnelle » (p. 66). Si on ne peut pas réduire un peintre à une seule signification, puisqu’il y a autant de Mélik que de toiles de lui, il y a bien la vision d’un corps de chair mystique qui l’apparente aux tableaux les plus hallucinés du Greco. Leurs visées imaginaires pourraient être identiques mais, dans la mesure où les valeurs picturales sont différentes, la correspondance n’est pas  visuelle.
 
(à suivre...)


1 commentaire:

  1. C'est bien de replacer Mélik dans une vraie perspective historique et artistique. Cet article montre avec quelle lucidité ce jeune critique avait pressenti la place de Mélik dans le paysage contemporain. Dommage que si peu, ensuite, lui aient emboité le pas!!!

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