mercredi 26 juin 2013

Faire dialoguer Mélik avec Picasso ! (par Olivier Arnaud)


Edgar Mélik, composition, vers 1960 (non localisée depuis 1985)
 
L’œuvre  qu’André Alauzen choisit pour illustrer la peinture d’Edgar Mélik est un très grand paravent de quatre panneaux (Dictionnaire des Peintres et sculpteurs de Provence, ed. Jeanne Laffitte). C’est une frise de quatre créatures animée par une sorte de danse vers la gauche. Les corps manifestement féminins sont traités sur le même mode pictural, avec de riches nuances de rose, de rouge et de blanc. Les formes anatomiques de la féminité se détachent nettement (les hanches, les seins, les ventres et les cous). Les allongements habituels chez Mélik des bras et des mains accentuent l’effet d’ondulation de cette danse. Si la représentation des corps féminins est relativement homogène, il n’en est pas de même pour les têtes qui sont très différentes les unes des autres. A droite le visage harmonieux de profil est délibérément de style classique, les cheveux sont enveloppés dans un foulard à franges vertes, noires, blanches et rouges qui retombent sur les épaules.  L’autre visage est de trois-quarts, les formes comme les couleurs complexes produisent un volume ovale posé sur un corps vu de face. Les cheveux sont cachés par un foulard orné sur le front de points rouges sur bandeau vert. Le troisième visage est dans le plus pur style de Mélik, un  cou démesurément fin et allongé avec un visage de profil et son grand œil bleu de face. Enfin, sur la droite, le corps manifestement féminin porte un masque.
Le fond du tableau bleu outremer disparaît presque derrière de très nombreuses formes colorées entre les visages du haut comme entre les jambes repliées. L’ensemble donne l’impression d’une somptueuse tapisserie.
Pour renforcer l’étrangeté de cette scène, au fond se détache nettement le buste rectangulaire d’une sculpture qui rappelle l’île de Pâques. C’est un visage de pierre qui marque l’étonnement devant une danse aussi indéchiffrable.
Pour Alauzen, la peinture de Mélik est Métamorphose du monde à partir des obsessions de l’esprit humain. Il la rapproche des nus féminins  du premier Cézanne (L’Orgie ou Le Festin de Nabuchodonosor, vers 1870, Une moderne Olympia, 1873-1875, L’Après-midi à Naples et L’Eternel féminin, 1876-1877) qui expriment tous la violence de la convoitise et du trouble  de la sexualité, en opposition à l’élégance moderne de Manet. Cézanne radicalisait l’enseignement de Delacroix pour rivaliser avec le réalisme de Courbet (Philippe Dagen  parle d’un ultra-romantisme de Cézanne dans l’expression de l’érotisme du nu, dans Cézanne, Flammarion, 1995, p. 43). Edgar Mélik crée sa peinture à partir d’autres références, celles de 1925, qui ont inventé une nouvelle figuration.
 Manet, L'Olympia, 1863, Orsay
Cézanne, Moderne Olympia, 1873-75, Orsay
 

 
 
Les audaces picturales du paravent furent toutes ouvertes par ce qu’il est convenu d’appeler les primitivismes en arts qui ont conforté  Gauguin, Matisse, Derain et Picasso jusqu’au surréalisme dans leur désir de rompre avec les codes de la peinture classique (voir Robert Goldwater, Le primitivisme dans l’art moderne, 1938).
La présence de la sculpture-idole dans la peinture est une innovation de Gauguin. Il s’agit d’un procédé pour introduire visuellement deux niveaux de réalité dans le tableau, dans un rapport magique de l’interrogé à l’interrogateur. Mais à l’opposé de Gauguin où l’idole est du côté du divin, chez Mélik l’idole est le côté humain d’un regard éloigné sur une danse de nus féminins tous aussi mystérieux les uns que les autres. Le masque archaïque sur un des nus ne fait que renforcer le primitivisme de la scène, comme les pieds-sabots  de la figure de droite et de gauche. Ce dernier effet archaïsant se trouve déjà chez Picasso et Derain dans les tableaux qui vont servir de comparaison.
Le paravent de Mélik a toujours été rapproché des Demoiselles d’Avignon (1907, mais présentation publique en 1916).  Groupe de nus féminins dans les deux cas, la représentation chez  Picasso tient son étrangeté du contraste entre la bidimensionnalité des corps et les volumes des têtes. En outre ces têtes-masques sont de trois styles différents (deux masques africains à droite, deux figures ibériennes au centre, et une influence océanienne de Gauguin à gauche).
Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907, Moma New York

La diversité stylistique des têtes chez Mélik n’est pas moindre, mais l’angularité a été remplacée par la fluidité de la courbe pour créer les corps féminins.
La peinture de Mélik, par sa confusion des images (masque, statue, pattes, anatomie) et la diversité des styles, radicalise le primitivisme qui avait déjà influencé le fauvisme et le cubisme. Dans Les Demoiselles d’Avignon les nus féminins sont extrêmement construits (prémisses du cubisme), seules les têtes appartiennent à l’archaïsme expressif. Chez Mélik, il y a un basculement complet dans la métamorphose par l’abandon du géométrique. Les couleurs – rouge-rose-vert-bleu- se mêlent sans confusion alors que chez Picasso les figures et leur couleur sont isolées par des cernes noirs. Les nus de Picasso se déploient, alors que Mélik nous place si près de la danse qu’il représente que les corps roses et rouges du tableau ne peuvent y contenir en entier qu’avec des jambes bizarrement repliées. 
Au-delà de l’analyse formelle des modes de représentation commence la signification de l’œuvre.  Chez  Picasso la peinture ne se comprend plus comme représentation esthétique du monde visible mais exorcisme contre la force des instincts. Le peintre peut rompre avec la virtuosité  des procédés techniques de la peinture-imitation issue de la Renaissance pour explorer l’intensité des passions humaines.  Les Demoiselles d’Avignon sont justement le manifeste de cette rupture, et Picasso en est parfaitement conscient : « Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants… J’ai compris pourquoi j’étais peintre… Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! J’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. » Philippe Dagen, op. cit., p. 382.
Si la signification des Demoiselles d’Avignon est assez explicite par les thèmes de la Sexualité et de la Mort (l’expression « Bordel philosophique » est due au critique d’art Leo Steinberg), on peut aussi rapprocher le paravent de Mélik de La Danse de Derain pour sa composition et les couleurs solaires. Les quatre femmes y sont aussi représentées par des modes stylistiques différents, nus ou habillées. Ici c’est le bestiaire (oiseau, serpent, crapaud) qui peut suggérer une signification  ironique : une vision édénique avec  symboles du Mal, parodie intentionnelle du Bonheur de vivre (1905-1906) de Matisse. C’est dans les attitudes que se révèle le drame invisible qui se joue chez Derain (voir les analyses de Philippe Dagen, op. cit., p. 280-285).
 André Derain, La Danse, 1906, 185x225, Fondation Fridart.
 
 
 
 
Matisse, Le Bonheur de vivre, 174x238, Fondation Barnes
 
 

Ces trois œuvres des amis Matisse, Picasso et Derain, créées entre 1905 et 1907, ont en commun d’être de très grands formats de nus qui expriment les différentes visions de la vie à partir de la Femme. Chez Mélik les visages pourraient représenter la projection démultipliée du Désir par autant de  déformations de son Objet : du masque-sorcière au visage classique, en passant par la Fée à l’œil bleu avec son immense arcade et la Femme hiératique (coiffe noble et colliers). La tête sculptée pourrait être une citation, unique chez Mélik, de l’univers de Gauguin. La Tête au long cou, typiquement mélikienne, serait un cas unique d’auto-référence. Les traits rouges sur fond ocre de la pierre sculptée donnent une expression parfaitement lisible : le visage étonné et fasciné regarde les fluides incarnations de la Femme. Il nous demande d’en faire autant. C’est la fonction cathartique de l’image qui rend visuellement la cruauté du Désir. Mais ce n’est pas la cruauté subie par la Femme (contresens) mais la cruauté du Désir qu’incarne la Femme démultipliée. Parler de pulsions sadiques en rapport avec la Nature féminine paraît aujourd’hui absurde. Pourtant toute l’antiquité grecque connaissait la mort tragique de Dionysos démembré par les Bacchantes, et le massacre d’Orphée par les Ménades. Les images en sont nombreuses sur la céramique grecque, et ce thème tragique sera souvent reprise à la Renaissance, par Dürer par exemple (voir « Aby Warburg. Rituel, Pathosformel et forme intermédiaire », Giovanni Careri, dans L’Homme, 165/2003). La Danse de Mélik pourrait être une résurgence de ce ménadisme. Les corps et les mouvements participent empathiquement à la violence du Désir incarnée dans la Femme. La distance introspective est dans le regard de la tête sculptée. Depuis Freud l’homme sait que l’archaïsme affectif des pulsions est intemporel et que la civilisation, à l’aide de ses rites et de son iconographie, est un pari de l’homme sur la raison.
Il reste le point le plus transgressif de cette Danse de Mélik. Alors que la peau des quatre femmes est d’un blanc rose de marbre, le ventre de face au premier plan est incarnat, ce rouge clair et vif qui signifie ce qui est sous la peau. Même couleur pour le ventre de la femme de droite au visage classique.  On devine aussi des parties internes du corps. Mélik est certes le peintre de la Femme solaire, mais on doit souligner l’absence dans son œuvre du nu esthétique (sauf dans ses dessins), comme de la nudité érotique propre au surréalisme. Ici c’est la chair devenue visible sous la peau, la chair ouverte, qui trouble l’image du corps et nous trouble.  La chair à vif est une transgression de l’image du nu quand le « Toucher d’Eros » rencontre le « Toucher de Thanatos ». Alors que la peinture classique recherchait une calme identification du sujet dans le tableau idéalisant du même coup le spectateur et son regard devenu sensible à la beauté, la peinture de Mélik est une source de tension.  Tout ce qui dément dans l’image les apparences attendues est une source de trouble chez celui qui regarde (le symptôme pour l’anthropologie des images).
Il faut se tourner vers un historien de l’art qui prend en compte l’efficacité et l’inquiétude des images pour commencer à regarder le paravent de Mélik comme une création sur le plan du style et du fond, comme la visualisation d’un objet psychique (au même titre que le rêve en fournit l’expérience à chacun). Georges Didi-Huberman a conduit une enquête sur Botticelli qui n’est pas seulement  le peintre de la nudité idéale de la Naissance de Vénus (suite à la mutilation du Ciel-Ouranos), mais aussi l’auteur d’un cycle de quatre panneaux sur la cruauté envers Vénus (Histoire de Nastagio, Madrid, Musée du Prado) : « La hantise de l’écorché demeure attenante à toute la vision du nu : c’est là un phénomène de longue durée », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999, p. 39.

 
L’historien remarque, à la suite de Freud, que le rêve ou le cauchemar est déjà un visuel psychique. « C’est du corps regardé dont il est question et le regard engage d’abord tout ce que veulent ignorer nos efforts conscients pour voir et objectiver les choses du monde. » idem., p. 90. Qu’est-ce qui dans le style du paravent de Mélik exprime l’ambivalence de ces irréelles Ménades ? La disparité des têtes - de la beauté au masque -, le rythme ondoyant des corps, l’étirement insensé des mains et des bras, les pieds sabots, la tête de pierre, enfin l’écorché du ventre sont autant de symptômes qui métamorphosent l’image pour assurer son empathie à la fois fascinante et inquiétante. Le style inclassable de Mélik pourrait être une synthèse de la moderne figuration née entre 1900 et 1908, et du trouble des images alimenté par le surréalisme depuis 1925. Ne parle-t-on pas de la loi viscérale du désir ? Comme dans le stigmate religieux « l’image de la chair échange perpétuellement son efficacité symbolique avec la chair faite image », G.Didi-Huberman, L’image ouverte, Gallimard, 2007, p. 28.
Il ne s’agit que d’un essai pour resituer le paravent de Mélik dans le large sillage du primitivisme qui a accéléré l’éclosion rapide de la peinture moderne entre 1900 et 1908 (Matisse, Derain, Picasso). La notion d’influence n’est pas pertinente pour cerner la peinture de Mélik, par contre celle-ci a été poussée par une série de ruptures dont il avait parfaitement conscience. Les quelques phrases confiées à Alauzen prouvent qu’il sait d’où surgit sa peinture. La ressemblance informe chez Mélik n’est plus irrationnelle si on découvre qu’elle n’obéit plus à la logique du visible mais au visuel, « celui des mouvements de l’âme inscrits à même les mouvements du désir et du corps ». G. Didi-Huberman, « Echantillonner le chaos », Revue Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011.
Les analogies formelles sont trop nombreuses avec des œuvres aussi représentatives que La Danse et Les Demoiselles d’Avignon pour  ne pas regarder le grand paravent de Mélik comme un écho fantasmatique de cette « sensibilité tonique » de 1925. 
« Il existe une logique de l’archaïsme primitif, logique du renouvellement du réalisme dont le fauvisme et le cubisme pourraient n’être que des épisodes… Métamorphoses, déformations, outrances, simplifications, ce seront les instruments de l’étude. Le trompe-l’œil académique et les agréments chromatiques de l’impressionnisme écartés, au peintre d’inventer des procédés nouveaux, à lui de se placer dans la position du primitif. » Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 1998-2010, Champs, Conclusion.
Finalement à quoi tient l’étrange chaos de la Danse de Mélik? On peut dire que sa lisibilité respecte les modes stylistiques de la modernité (1900-1908), mais que sa charge hallucinatoire vient du surréalisme avec  sa question du Désir. Sur le plan formel la peinture de Mélik est plus archaïsante  que la  Métamorphose des amants (1926) d’André Masson ou X-Space and the Ego de Matta (1945), mais elle donne plus d’inquiétude aux « personnifications multiformes des cauchemars de la Raison » (G. Didi-Huberman, Echantillonner le chaos », Revue Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011).
En 1947, Mélik est allé en Avignon pour la « Semaine de l’art » organisée par Christian Zervos lors du premier festival (Jean-Marc Pontier, p. 48). Quels furent les tableaux de Matisse, de Braque, de Picasso et de Klee qui l’intéressèrent ? On sait qu’il remarquera Picasso et Klee. En tout cas la Femme à l’œil bleu, vraie signature de Mélik, n’existe pas avant  ses toiles de  1950-1955. Et si le paravent était la réponse de Mélik à Picasso !
Le paravent de Mélik a été exposé au château-musée de Cabriès. Il est aujourd’hui non localisé après sa vente en 1985 par son propriétaire, le galeriste Laporte.
Olivier Arnaud
 
 
 
 
 

 
 

 

 

mardi 25 juin 2013

Réservoir Rock : performance de JB Gaubert

           Visiblement "l'homo cabriésienus" n'est pas d'une espèce cavernicole, car bien peu de passionnés ou curieux - pas plus que les membres de la Municipalité comme je l'ai dit précédemment - se précipitèrent dans les sous-sols du Château pour la manifestation originale concoctée par le Musée, dimanche 26 mai. Il s'agissait d'une "performance musique et peinture" intitulée "Réservoir Rock" présentée par un jeune artiste, Jean-Baptiste Gaubert, qui s'était déjà manifesté à Cabriès en 2011, en invité "off" de l'Exposition du Château/Musée. Cette fois le Musée lui consacrait la place d'honneur, en avant-première de son Exposition. Mais, aux cimaises solennelles du Musée ou à la cour ensoleillée du Château, l'artiste préféra les profondeurs des lieux, et tint à produire sa performance dans l'ancien et obscur réservoir d'eau construit sous le vieux Château : de "l'Underground", en quelque sorte. Dans un corps à corps avec une bâche grand format négligemment tendue, le jeune artiste fit couler ses drippings, esquissa lettres et signes au pinceau, au crayon ou au fusain, étala ses couleurs à la main, tantôt avec énergie, tantôt avec une application enfantine, et lança ses pigments et ses poudres. Puis, après la pose de ces banderilles, reculant devant son travail afin de l'examiner, il revint faire face à la toile et, d'un geste précis, ajusta un trait blanc de peinture, comme une épée dans la nuque de la bête ...La guitare de Benoît Renard décortiqua la gestuelle du plasticien dans des frôlements de basses et d'aigus. Comme pour le spectacle tauromachique auquel j'assimile cette performance (peut-être avec audace), il y a des afficionados et ceux qui n'aiment pas. Cette forme d'art relationnel qui convie le spectateur à l'intimité et à la contingence du travail de création fait débat. Si elle présente l'avantage de ne pas reléguer le spectateur à la porte de l'atelier et, au contraire, de l'associer aux réjouissances conceptuelles comme aux risques de l'improvisation, comment cette collision avec l'éphémère pourra-t-elle survivre à l'instant ? A Cabriès, un début de réponse sera peut-être apporté dans le cadre de l'exposition vidéo photos de cette performance qui se tiendra jusqu'au 30 septembre au Musée. 

Hélène Martin

lundi 17 juin 2013

Qui est Mélik, d’après Mélik ? 1900-1908-1925 (par Olivier Arnaud)

Il est rare qu’un peintre parle de sa propre œuvre avec précision. D’où l’importance des deux pages que l’historien de la peinture André Alauzen a consacrées à Mélik en 1962 dans son livre La peinture en Provence du XIV ° siècle à nos jours (« La Savoisienne », Marseille, p. 193-194). La question est celle de la définition du peintre par lui-même.
Quelle est la conscience que Mélik avait de lui-même dans l’histoire de la peinture ? Nous avons une idée des ses références littéraires par le livre de Hubert Juin, Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps (1953) et la biographie intellectuelle de Jean-Marc Pontier : Nietzsche, Kafka, Lautréamont, le surréalisme. Mais quelles étaient ses références en peinture ? Mélik fut un peintre cultivé, mais sous quelle forme et à quel degré ? La première information des pages d’Alauzen est que Mélik a inventé une pratique de la peinture en rupture avec les codes de la peinture de chevalet. Il n’y a plus ni motif qui guiderait de l’extérieur ni dessin qui fixerait la pensée une fois pour toutes. Le tableau s’engendre par couches successives. Voici comment Alauzen décrit l’action de Mélik : « Il a entreposé des peintures partout, travaillant une semaine dans une pièce, une semaine dans une autre pièce, possédant une quarantaine d’ateliers, ce qui lui permet de revenir tout à loisir sur une peinture, sans la transporter, reprenant une œuvre pendant trois mois, un an ou dix ans. Ainsi chez Mélik ce qui apparaît livré au hasard est en fait le produit de nombreuses remises en question de chaque tableau après séchage. »
Evidemment cette invention d’une pratique aussi singulière n’est pas une génération spontanée. Elle procède des ruptures rapides dans l’art de peintre au cours de la première moitié du XX° siècle. Elle peut être une transposition picturale de l’écriture automatique inventée par André Breton et Philippe Soupault pour les Champs magnétiques de 1919. Ce livre à très faible diffusion, Mélik l’a lu avec passion (cf. Jean-Marc Pontier, p. 15). Le tableau devient une projection autonome d’un contenu mental qui se révèle peu à peu (un « psychogramme » selon la terme inventé par le critique des avant-gardes, Carl Einstein), sans les contraintes préétablies des techniques traditionnelles de la peinture (motif, dessin, ressemblance). Mélik n’est pas le seul peintre à rompre avec les codes de la peinture de chevalet. Picasso en est l’exemple le plus célèbre. En 1957 dans sa villa « La Californie » à Cannes il se confronte aux Ménines de Velasquez. Il produit en deux mois quarante-cinq toiles qui sont autant d’exégèses partielles du tableau d’origine. Chaque tableau n’est qu’une étude rapide dans une série de variations innombrables. Chez Mélik, c’est l’inverse : le même tableau se révèle par des éléments qui s’ajoutent les uns aux autres au fil du temps. Mais surtout quel est le sens formel de ce rapport à la toile ? Chez Picasso, la décomposition complexe des formes est immédiatement donnée alors que chez Mélik on assiste à un excès de matière qui brouille la figure initiale. C’est un processus d’altération de la représentation par surcharge de la peinture matière.
Picasso, Les Ménines d’après Vélasquez, une version, 194x260, Barcelone.


On sait que Mélik né en 1904 s’est formé dans le milieu artistique de Montparnasse, mais il est difficile de savoir ce qui l’a vraiment marqué dans les années vingt et trente. D’où l’importance des quelques paroles de Mélik rapportées par Alauzen : « Ma peinture commence en 1928, dit-il. Mais en réalité, elle est déjà en formation quelques années plus tôt, c’est-à-dire en 1925, en cette grande, extraordinaire époque de Montparnasse. L’époque la plus extraordinaire du siècle à mon sens et dépassant en réalisation, en portée, celles de 1900 et de 1908 réunies, car totalisant tous les sens et tous les domaines de la pensée… Je continue, moi, à œuvrer depuis trente ans dans la sensibilité tonique de 1925, avec une évolution lente bien sûr dans le temps, dans une puissance sensible mouvante ascendante, mais toujours rattachée à ce même cosmique initial »
Plusieurs idées sont étonnantes dans cette confidence : la précision des dates (1900, 1908, 1925), l’esprit artistique (sensibilité tonique, convergence entre les sens et les domaines de la pensées) et un vocabulaire plutôt hermétique (puissance ascendante et cosmique initial). L’impulsion de l’œuvre de Mélik surgit dans ce moment si particulier de la culture artistique de Montparnasse, avec une date clé, 1925. On peut déjà noter que ces trois dates sont autant de ruptures inventives dans l’histoire de la peinture moderne.
             1900, c’est la naissance du Fauvisme sous le signe de Matisse : explosion de la couleur qui absorbe le dessin pour créer des formes libres et poétiques. C’est le critique Louis Vauxcelles qui inventa en 1905 l’expression « Fauves », péjorative dans sa bouche parce qu’il était choqué par la violence des toiles de Derain, Vlaminck, Van Dogen et Matisse (voir Philippe Dagen, Pour ou contre le fauvisme, Somogy, 1994).
              1908, c’est le Cubisme avec Braque et Picasso. Une nouvelle rupture avec la peinture académique pour remplacer l’espace harmonieux de la perspective par des volumes expressifs et violents. Les Demoiselles d’Avignon datent de 1907 et c’est un manifeste qui synthétise tous les modes d’expression disponibles alors : le cubisme, l’archaïsme et le néoclassicisme. C’est en 1908 que naquit le mot cubisme, d’une boutade prononcée par Henri Matisse devant une toile de Georges Braque figurant des maisons, présentée au jury du Salon d’Automne (voir la revue Documents, dirigée par Georges Bataille, 1930, n°3). Le critique d’art Carl Einstein est un collaborateur prestigieux de cette revue. Dans sa Note sur le cubisme de 1929 il répète 5 fois la date de 1908, purement indicative au départ, mais qui était devenu hautement symbolique dans l’avant-garde. « La question principale était de représenter le volume comme un phénomène plan, en même temps qu’indiquer toute la richesse des mouvements plastiques… Vers 1908, on commence à ne plus être satisfait des solutions purement picturales. Une crise de la couleur éclate. C’est, comme au temps de Giotto, le début d’un nouvel essai de conquête de l’espace, et l’élargissement de la conscience visuelle », Documents, 1929, n°3.
            1925 ? Au-dessus de ces mutations créatrices Mélik place la date symbolique de 1925 et une géographie, Montparnasse. Jeune peintre en rupture avec son milieu aisé il fréquente entre autres l’Académie Ranson, fondée par le peintre nabi Paul Ranson (1861-1909) à la fois symboliste et ésotérique. Les ateliers-écoles sont nombreux à Montparnasse et servent à diffuser une « sensibilité tonique » en rupture avec l’académisme des Beaux-Arts de Paris. C’est un creuset d’individualités artistiques pour la peinture, la sculpture et la fresque (voir, Montparnasse années 30, Eclosions à l’Académie Ranson, snoeck, 2010). Cette « sensibilité tonique » n’est pas une illusion rétrospective de Mélik. Aujourd’hui elle renvoie dans l’histoire de l’art à ce qui va être désigné comme l’Ecole de Paris. C’est justement en 1925 que le critique André Warnod utilise cette expression pour la première fois dans un article de la revue littéraire Comoedia. C’est dans cette revue que paraît en 1930 l’article de Gaston Poulain consacré la première exposition de Mélik à Paris, galerie Carmine.
            1925 c’est surtout l’explosion surréaliste avec le Manifeste d’André Breton (1924), et les peintres qui commencent à exposer dans les galeries parisiennes : André Masson (chez Kahnweiler en 1924), Yves Tanguy (en 1927 à la Galerie Surréaliste), la première exposition surréaliste en 1925 (galerie Pierre). En 1928 André Breton publie Le surréalisme et la peinture pour réunir et célébrer Francis Picabia, Giorgio de Chirico, Salvador Dali, Victor Brauner, Max Ernst, Man Ray, Matta, André Masson, Joan Miro, Yves Tanguy, Jean Arp. Le surréalisme va incarner pendant 30 ans ce désir « totalisant tous les sens et tous les domaines de pensées ». En 1937 Mélik inventera l’expression « surréalisme nietzschéen » pour expliquer sa sensibilité au critique Claude Marine (voir, Jean-Marc Pontier, p. 30). 1936, l’Exposition internationale du surréalisme se tient à Londres, en 1938 à Paris.


 
 
 
André Masson, Métamorphose des amants, 1926, Musée d’art modern, Paris.
 
 

 
 

Joan Miro, Nature morte au vieux soulier, MoMa, New York, 1937

                                                                 Matta, X-Space and the Ego, 202x457, 1945, Centre Pompidou.


1925, Mélik se tourne définitivement vers la peinture et quand il s’installe à Cabriès en 1934 il crée dans cette exaltation de Montparnasse qu’il célèbrera toujours par une métaphore digne de Lautréamont « le cerveau du monde » (J. Rey, Cabriès, village médiéval, 1968). « L’air que l’on respirait était tellement tonique qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par le courant pour avoir, non pas du génie, mais des étincelles de génie. », Alauzen, op. cit., p. 193.
                            Après les révolutions des modes de représentation qu’expriment le Fauvisme 1900 et le Cubisme 1908, avec le surréalisme de 1925 la peinture s’autorise tous les fantasmes de l’esprit. C’est dans cette trouée que l’œuvre de Mélik s’est inventée. Cette rapide enquête prouve que Mélik est un peintre dont l’érudition est parfaitement au clair, plus de trente ans après les faits. Il situe consciemment sa peinture après les ruptures de sa période de formation à Montparnasse. La date de 1908 connue dans les milieux des revues d’avant-gardes rend plausible un jeune Mélik lecteur des revues d’art prestigieuses mais de diffusion limitée (Documents 1929-1930 dirigée par Georges Bataille avec Michel Leiris et Carl Einstein, Cahiers d’art créé Christian Zervos). Pour illustrer les Métamorphoses de Mélik Alauzen propose un tableau-psychogramme qui peut servir à mettre à l’épreuve nos hypothèses d’un Mélik entièrement connecté aux milieux artistiques de l’avant-garde.
(à suivre...)

dimanche 9 juin 2013

Performance de Jean-Baptiste Gaubert

En avant-première de l'exposition Edgar Mélik * Rouben Mélik "Entre Orient et Occident", dont le vernissagea eu lieu le samedi 1er juin à partir de 16h30, Jean Baptiste Gaubert a mis en scène dimanche dernier une performance de musique et de peinture dans l'ancien réservoir d'eau de la commune, édifié sous la cour du château de Cabriès et qui dispose de propriétés acoustiques exceptionnelles. Dans cet espace qui pourrait agrandir avantageusement le Musée Mélik, le plasticien réalisa une performance unique au niveau du son et une peinture, grand format inspirée par le lieu. Puis, à la mémoire des impressionnistes, un « déjeuner sur l'herbe » aux couleurs d'un art de vivre à la campagne sous le soleil de Provence prolongea cette performance en toute amitié dans le parc Mélik. Une exposition vidéo et photographique de la performance « Déjeuner sur l'herbe », toile réalisée pour l'événement dans son environnement de création et une installation sonore in situ composeront la pièce « Réservoir Rock » présentée dans le réservoir durant la période estivale. Article d'Alain Peynichou (voir son blog)