mardi 22 novembre 2016

Edgar Mélik et Francis Picabia : l'esprit Dada

"Quand vous parlez peinture aujourd'hui, le grand public a son mot à dire, et il le dit. Ajoutez à cela le fait qu'il a apporté son argent et que le commercialisme en art, aujourd'hui, a fait passer la question de l'ésotérisme à l'exotérisme. Alors, l'art est un produit comme les haricots... Cet événement s'est produit vers 1900, aussitôt que les impressionnistes sont devenus presque riches", Marcel Duchamp, cité par P. Dagen, Francis Picabia, Singulier idéal, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 2002.


Mélik est souvent perçu comme un peintre isolé dans son château de Cabriès où il aurait développé sa peinture étrange sans échanges avec d’autres peintres. Pourtant il n’a cessé de s’inscrire dans son époque et de donner les références qui comptaient pour lui. Il admire les Fauves de 1905 (Matisse, Derain, Frietz),  mais pas leur retour à l’ordre néoclassique;  il admire Picasso d’avant 1914. Après 1945  il est surtout attiré par les recherches plus expérimentales de Paul Klee et de Francis Picabia, de Pierre Soulages et d’Alfred Manessier (abstraction lyrique).
Que savons-nous de ses échanges avec Picabia  (1879-1953), figure emblématique de l’anticonformisme en peinture (mouvement Dada avec son ami Marcel Duchamp) ? Comme un détective, il faut se mettre en quête d’indices.
Trois indices au moins prouvent les contacts de Mélik avec Francis Picabia après guerre.
1) Jean-Marc Pontier nous apprend que Mélik prit le train à l’été 1945 pour Cannes afin de remettre quelques cartons de Picabia à l’épouse du peintre (Olga Mohler). Ces cartons lui avaient été confiés par l’éditeur Robert Laffont dont il avait fait la connaissance  grâce à son ami, AxelToursky, poète et journaliste à Marseille.
2) Un second indice est une lettre de Mélik écrite de Paris à Jean Ballard, en novembre 1945. La revue des  Cahiers du Sud venait de rendre compte de son exposition ouverte le 23 juin à la galerie Da Silva, 67, rue saint-Ferréol : « Soumise aux fluctuations du moi, peut-être, mais atteignant sans effort au collectif tant par l’art du peintre que par la sincérité indéniable de l’homme, l’œuvre de Mélik ne peut actuellement se comparer, par la grandeur et la portée de son témoignage, qu’à celle de Georges Rouault » (Les Cahiers du Sud, n° 272, Juillet-Août 1945).
Paysage biblique, 1939, 70 x 55 cm
G. Rouault, Nu incliné, 1938, 21 x 18 cm
                                                                                   

Mélik juge l’article flatteur mais il fait plusieurs remarques négatives au directeur de la revue. Le rapprochement avec Rouault (1871-1958) donne lieu à une mise au point particulièrement tranchante : « Pourquoi Georges Rouault ? Il est quelques autres peintres aujourd’hui, je pense, d’autant de grandeur et de portée que Georges Rouault. Il n’y a aucun lien d’ordre spirituel, aucun lien d’ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence tout extérieure – coloris - , et dans une commune compréhension  du Gréco. J’affirme ceci d’une manière absolument sûre, quoiqu’en pense un certain public de Marseille. Et ce serait un tort à mon sens de flatter les mauvais jugements de ce public-là. Bien entendu, le rapprochement ne concerne que la portée et la grandeur de ce peintre. Mais au vingtième siècle on a coutume de lire les choses très rapidement, trop rapidement. N’est-ce pas ?
Pourquoi se fait-il que l’on ne me compare jamais à Paul Klee, à Picabia, à Roger de la Fresnaye ? Ceux-là seraient plus près que Rouault, c’est sûr, de mon esprit et de mes réalisations actuelles », lettre à Jean Ballard, 18 Novembre 1945 (archives musée Edgar Mélik, Cabriès).
R. de La Fresnaye (1885-1925), Le Pont de Meulan, Fondation Planque, Aix-en-Provence

Pourquoi Mélik est-il si catégorique au sujet de Rouault (1871-1958) dont l’œuvre relève d’un expressionnisme coloré qui pourrait sembler assez proche de l’univers de Mélik?  Le refus catégorique de Mélik en devient  d’autant plus intéressant. Pour ne pas en rester à des généralités il faut trouver deux œuvres dont les éléments figuratifs se correspondent assez pour interpréter le jugement de Mélik. Par chance un tableau de Mélik se prête à notre enquête.

    
 Rouault, La fuite en Egypte, 1948,  61x47 cm
                                      
Mélik,  Fuite en Egypte ? c. 1950

 On peut nommer les deux tableaux, Fuite en Egypte, car ils obéissent à des compositions parallèles : architecture à droite chez Rouault, à gauche chez Mélik ; au centre une monture en marche avec un personnage en blanc chez Rouault, et chez Mélik une femme à la tête démesurée qui porte visiblement un fœtus dans son ventre ; une figure à la tunique rouge au devant de l’âne chez Rouault, alors que la figure à la tunique verte se place devant l’animal, etc..  Chez Rouault la scène est bien mieux identifiable grâce à un expressionnisme de la couleur qui fait de l’image une vision religieuse.   Chez Mélik la construction et la déformation s’équilibrent pour produire un choc intérieur proche de l’hallucination. On voit bien qu’il n’y a aucun lien d’ordre technique et d’ordre spirituel entre  les deux peintres en dépit de fragments figuratifs identiques. Le tableau de Mélik  est une transposition  iconoclaste  de l'imagerie religieuse, voire une appropriation surréaliste d’un thème traditionnel.      
Mélik ne conteste pas la grandeur de Rouault, mais pour lui le rappprochement, basé sur l’usage tout extérieur de la couleur,  est superficiel. Il s’intéresse beaucoup plus aux recherches picturales de Paul Klee qu’il admirera en 1947 à Avignon, et à celles de Francis Picabia, deux peintres qui inventèrent un monde entièrement étranger à la peinture au sens classique du terme !
Paul Klee, Jeune fille démoniaque, 1937
 
Pathos II, 1937


















Aux yeux de Mélik sa propre peinture évolue sur deux plans, un ordre technique et un ordre spirituel, ce qui l’inscrit dans l’espace des signes, avec sa trace matérielle (signifiant) et son contenu psychique (signifié). Contrairement à beaucoup de biographies d’artistes qui insistent sur une vocation et une virtuosité précoces des grands peintres, le cas de Mélik est atypique sur le plan de la technique picturale. Selon son propre témoignage (1958) et celui de sa sœur Isa Mélik (1990), il ne manifestait aucun don pour la peinture ou le dessin. Il était plutôt attiré par l’écriture et la musique. D'ailleurs il se présentera toujours comme  écrivain autant qu’artiste. Il  se tourne vers la peinture en 1928, à 24 ans seulement. Une amie de sa famille, Vartouhie TAMIRIANZT (née en 1892) venait de peindre son portrait. Le pouvoir de cette image/miroir  semble avoir déclenché sa vocation artistique. Elle lui donne quelques cours dans son atelier à Asnières, puis Mélik fréquente brièvement les ateliers libres de Montparnasse (académie Ranson, académie scandinave, académie André Lhote). En 1930 il est prêt pour sa première exposition personnelle de 13 toiles à la galerie Carmine, rue de Seine, Paris  (voir, « 1930, la première exposition personnelle de Mélik à Paris », sur ce blog). Contrairement à la version canonique des biographies de peintres, Mélik n'est pas un peintre virtuose, ni précoce, ni même autodidacte (voir E. Kris et O. Kurz, La légende de l’artiste, 2010). Qu’en est-il de l’ordre spirituel  de sa peinture ? Mélik ne peint pas pour peindre,  pour manifester un style mais pour penser la réalité humaine. Chez lui la peinture n’est pas une activité spontanée, un don de la nature mais elle reste un médium maîtrisé, un exercice soumis à son interrogation sur l’humain, dans le sillage notamment des grands musiciens, et des écrivains comme Nietzsche. Elle n’est qu’un moyen pour mettre au point une « spiritualité plastique » (1958). Cher lui, la peinture n’est pas une facilité, une vocation mais un choix de maturité.
Il ne faut pas « flatter les mauvais jugements d’un certain public de Marseille» qui attend du peintre des images agréables à voir. Il y a indéniablement chez Mélik une volonté de dérouter, de ne pas faire du beau, ce qui l’apparente au dadaïsme de Picabia et Duchamp. « Le goût, qu’il soit bon ou mauvais, est le plus grand ennemi de l’art » (dans Marcel Duchamp, la peinture, même, catalogue Centre Pompidou, 2014, p. 42). Il aurait pu partager le dédain de Marcel Duchamp pour la réduction de la création artistique au « métier de peintre », à sa technique (voir le proverbe courant au XIX° siècle : « Bête comme un peintre »). Mélik peignait lentement, dans une « magie douce »,  (lettre à Madeleine Follain, 1959), sans la frénésie de produire pour produire. Il n’est pas comme un artiste qui peint « comme les robinets coulent » selon l’expression moqueuse de Paul-Durand Ruel. A Marseille, dès 1935 un critique d’art note le mélange de rigueur et de désinvolture du jeune peintre : « Nous voyons deux belles vues de ports vaporeuses et solidement dessinées sous un je-m’enfichisme qui n’est qu’apparent, car personne ne travaille plus consciencieusement, avec plus d’instinctive intelligence et d’enthousiasme se privant de tout pour peintre que Mélik Edgar » (Article de presse, archives famille Sellier). Il est bien de la génération et surtout de la famille d’esprit de Giacometti pour lequel la virtuosité ne doit pas seulement se dissimuler (classicisme) mais ne pas être la cause de l’œuvre (« L’échec l’intéressait bien plus que le don ou la virtuosité pour laquelle il nourrissait une profonde aversion. Il refusait le dessin au trait pur qui était à la mode dans les années trente et quarante et pratiqué par tant d’émules de Picasso ou Matisse, ou  par Jean Cocteau », A. Arikha, Peinture et regard, « Alberto Giacometti : la fascination de l’échec », Hermann, 2011, p. 173.
Mélik sait reconnaître la grandeur de Picasso, mais le situe dans le dépassement du Temps qui est à ses yeux la vraie transcendance : « Picasso aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité », Entretien pour le journal artistique Comoedia, 1937 (archives J.M. Pontier, voir Edgar Mélik face à l’œuvre de Picasso, sur ce blog). L’insolite et l’étrange qui réfléchissent le monde humain en peinture après 1945 ce n’est plus Picasso mais Paul Klee et Francis Picabia.

3) Un troisième indice de l’intérêt de Mélik pour l’œuvre déroutante de Picabia est une invitation à la Galerie des Deux Îles en 1948 (Invitation conservée dans les archives Mélik au château-musée de Cabriès).
Invitation 1948 (archives E. Mélik, Château-musée de Cabriès)
                                       
                             
Non seulement Mélik a été un jeune homme avide de la culture littéraire (cercle d’Adrienne Monnier, nietzschéisme) et des avant-gardes de Montparnasse dès 1925, mais son départ de Paris en 1932 ne l’empêchera pas de connaître une seconde période d’immersion dans la peinture de 1945-1955. Après sa démobilisation en juillet 1940 il passe les années de guerre à Paris, dans son appartement-atelier au 63 rue Daguerre, loué jusqu’en 1955 environ. Les archives du musée Edgar Mélik ont conservé des invitations prestigieuses aux vernissages parisiens, adressées soit à Paris, soit au château de Cabriès, « près Montagne sainte Victoire » !


Victor Brauner, galerie Cahiers d’Art
Henri Goetz  (Ami de Picabia, 1909-1989, Villefranche-sur-Mer)
      
               


Galerie Maeght, vernissage mardi 15 avril 1947 (Bonnard, Matisse, Braque, Atlan,etc.)

















Mais que représentait Picabia pour la vie artistique parisienne à ce moment-là ? Après guerre Francis Picabia poursuit son invention dans le sillage du dadaîsme des années 1920. Avec son intérêt avéré pour Picabia, Mélik était au plus près du non-conformisme en peinture.
Francis Picabia a été, avec Marcel Duchamp, le peintre français qui a mis en question le fétichisme bourgeois de l’Art : la mythologie sociale de l’artiste (l’être inspiré, la beauté absolue, le don mystérieux,) et surtout le rapport reproductif entre le tableau et le réel (la réalité comme modèle). Pour Picabia (mais aussi pour ses amis Apollinaire et Duchamp en 1912), si le plaisir du public est de retrouver dans le tableau les aspects embellis du déjà-vu, la peinture pure doit donner, au contraire, à voir une autre réalité. « La photographie a aidé l’art à prendre conscience de sa nature propre, qui ne consiste pas à être un miroir du monde extérieur, mais à donner une réalité plastique à des états d’esprits intérieurs… L’appareil ne peut reproduire un fait mental. Logiquement l’art pur ne sera pas celui qui reproduira un objet matériel, mais celui qui conférera la réalité à un fait immatériel, émotif. De sorte que l’art et la photographie s’opposent », Picabia, cité par Arnauld PIERRE, Francis Picabia, 2002, p. 111.
Picabia, Danse à la source II, 1912, 252 x 248 cm, MoMA
Quand Mélik fait référence à Picabia dans sa lettre de novembre 1945 à Jean Ballard, ce peintre se renouvelle encore et fait l’actualité dérangeante avec des peintures aux formes inconnues.
L’atelier de Francis Picabia et ses dernières œuvres (photo Journal des arts, novembre 1945)

Picabia  expose à Paris, en 1946, à la galerie Denise René et il invente pour l’occasion  un néologisme, « le sur-irréalisme ». En 1950 Mélik se souviendra de ce jeu de langage sans fin  quand il présentera sa propre exposition à Marseille sous le titre : « des 30 peintures réalistes inobjectives… », suivi d’un poème surréaliste assez délirant de son invention (voir Mélik et le surréalisme, INDICES, sur ce blog). L’exposition s’intitule « Ponts coupés », titre qui revendique la rupture avec le passé mais aussi le présent, courant de peinture dont Picabia est à Paris le chef de file.
Se référer à Picabia n’est sûrement pas neutre quand on tient compte de l’époque et de toute la symbolique de rupture qu’il incarne encore pour les jeunes peintres. Le théoricien de l’art Michel Tapié rend compte de l’exposition de 1946 : « C’est en tant que vieux dadaïste impertinent que Picabia est associé aux préoccupations les plus aiguës des véritables aventuriers de l’univers visuel que sont Fautrier, Dubuffet et H. Michaud, qui en essayant comme lui de forcer les secrets de la matière sur laquelle ils concentrent la foudre dégagée par leur comportement où l’irrationnel ne le cède en rien à la violence », article de Michel Tapié, « Peintures sur-irréalistes de Picabia », mai 1946 (cité par A. PIERRE , p. 283).
J.Dubuffet (1901-1985), Michel Tapié soleil, 1946 (Graviers, sable, filasse sur isorel, 110x 87 cm
Léauteaud, Sorcier peau-rouge, 1946


      
Jean Fautrier (1898-1964), Têtes  d’otage (1943-1945)
                             


Est-ce que la trace de Picabia pourrait nous amener à mieux comprendre l’étrangeté de la peinture de Mélik ? Une énigme de sa peinture  est l’arrivée brutale de l’excès de matière à partir de 1955. Un acte « anti-esthétique » par excellence. Jusque-là les formes pouvaient être très étranges mais la matière restait lisse sur son support, comme pour les deux tableaux ci-dessous.
E. Mélik, Visage de Femme, HSB, 105 x 78 cm, collection du musée (d’après le film médiéval, Les visiteurs du soir, 1942, de Jean Carné)
Le Troubadour, HST, collection particulière

 
Vers 1955  Mélik introduit des grumeaux (ajouts de matériaux de toutes sortes) qui créent une dimension tactile, peinture de "haute pâte" selon l'expression ironique de Jean Dubuffet .  «  … des toiles moins peintes que salies » selon l’expression de Michel Leiris en 1929 à propos de Joan Miro. On a parlé de fresques à contresens (cette technique introduite par Roger Bissière à l’académie Ranson en 1934 donne un aspect lisse à la surface). Il s’agit plutôt de la surface irrégulière d’un tapis grossier, avec ses nœuds de laine (et non du tapis lisse et raffiné). A Marseille Jean Tourette est le premier critique d’art qui reconnait une analogie entre la surface des tableaux de Mélik et le tapis rustique ou  les parois d’un temple archaïque (Exposition Studio Da Silva, 1957, article des archives du musée de Cabriès). Il mentionne « L’Amazone », tableau aujourd’hui identifié  (voir « Peinture(s) », sur ce blog), où se voit nettement la déformation à gauche du beau visage de la jeune fille produite par l’excès de matière.
E. Mélik,  L’amazone, 1957, 75 x 50 cm, collection particulière

Ce qui passe aujourd’hui pour l’aspect le plus habituel de l’œuvre  de Mélik nous empêche d’en comprendre l’origine partagée. En effet Picabia a été le chef de file d’un courant de l’anti-peinture qui s’est appelé le « matiérisme » et qui réunira de jeunes artistes à Paris en avril 1948 (galerie Colette Allendy), puis en  juillet de la même année (galerie des Deux-Îles).
« L’effet de paroi que semble rechercher l’artiste est renforcé par le travail d’une peinture qui se métamorphose en substances rugueuses, granuleuses, pulvérulentes, derrière lesquelles se dessinent  ou s’évanouissent des formes indistinctes, comme embuées par la respiration alourdie d’une matière quasi vivante. Alors qu’émerge la peinture de Fautrier  et celle de Dubuffet, celle de Wols et de Camille Bryen, la tendance matiériste et informelle que ces artistes incarnent est souvent présentée comme une forme de primitivisme. Le retour à la matière informe renvoie aux origines de la pratique artistique, à un mythique état premier de l’art où celui-ci n’est ni abstraction ni figuration, mais « préfiguration » selon le mot de Charles Estienne, qui ajoutait que l’art devrait repartir « à zéro, et non de la géométrie, mais de la matière, de la substance même de la peinture », Arnauld PIERRE, Francis Picabia, 2002, p. 277.
Il n’y aurait rien à changer à ces lignes pour décrire au moins l’aspect matériel de la peinture de Mélik ! Le second tableau, La Séparation, combine la paroi archaïque avec une Vénus d’un temps immémorial.  On pense à la Vénus de Lespugue qui fascina Picasso parce qu’il y percevait la fusion plastique de la fécondation (allongement phallique) et de la gestation (« Je pourrais la faire avec une tomate traversée par un fuseau », cité par A. Malraux, La tête d’obsidienne, 1974, p. 116 (voir « Femme et colossos dans l’image de Mélik », sur ce blog)
 Mélik, Rupture, HSC, c. 1955, 63 x 47 cm, collection particulière





La Vénus de Lespugue

















Le troisième tableau amplifie cette tendance à effet de paroi ou de tapis grossier, à l’indistinction des formes, à la fermentation colorée de la matière, et pourrait être une œuvre finale (voir « Mélik et l’ange », sur ce blog). Le matiérisme, pratiqué et légitimé par Picabia après 1945, n’est-t-il pas un lien manifeste de Mélik avec ce courant oublié de la peinture moderne ?

E.Mélik, Chevaux et danseur, c. 1970, collection particulière

D’autres aspects de la peinture de Picabia après 1945 ont un rapport avec les bizarreries « de » Mélik (qui ne sont justement pas qu’à Mélik). Toute peinture est un jeu avec le passé de la peinture, et Picabia est connu pour cette pratique qu’il rendra transgressive. « Le peintre y dissimule, sous la caricature la plus débridée, des emprunts à Dürer, Titien, Michel-Ange, Rubens ». La déformation et l’excès de matière produisent une peinture-monstre puisque l’image sacrée du chef d’œuvre passé est transposée dans une anti-peinture radicale. Comme l’écrit Walter Benjamin : «Les dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l’utilisation marchande de leurs œuvres qu’au fait qu’on ne pût en faire des objets de contemplation. Un des moyens les plus usuels pour atteindre à ce but fut l’avilissement systématique de la matière même de leur œuvre », cité dans Francis Picabia, Collection centre Pompidou, MNAM, 2003. Qu’est-ce que Mélik vient faire dans cette galère de la peinture transgressive,  lui qu’on imagine volontiers comme un artiste isolé à Cabriès ? Le mythe romantique de l'oeuvre spontanée a la vie dure. Une série permet de comprendre, simplement en regardant les images.
Michel-Ange, Ephèbe nu,chapelle Sixtine
   
Picabia, Le Rechiré (Nu fantastique), 1924-1925, gouache et encre de Chine sur carton, 104x75 cm
    


Mélik, Géant assis, HSB, 55 x 45 cm, collection particulière

La pose du Géant assis de Mélik est manifestement un jeu avec la représentation classique et fort peu naturelle du corps. Mais la déformation est au service de l’humour chez Picabia (la série, Les Monstres) alors que pour Mélik la matière granuleuse et les disproportions absorbent le dessin pour inventer un géant à la tête minuscule,  étrange et bienveillant.
Autre point de contact : Mélik, comme Picabia, après la guerre, pratiquera une courte période abstraite. En novembre 1948, à la galerie des Deux Îles, Mélik a pu voir, entre autres, une série de 30 petits formats, Points, qui sont des fonds monochromes, salies de plusieurs couches irrégulières, sans aucun souci de l’image et de la composition formelle. Seuls surnagent, de toile en toile, des cercles de couleurs différentes.
Picabia, Les Points (Composition), 1949, HST, 56x38 cm
                     
Picabia, Je vous attends, 1948, 100 x 81 cm
Picabia, Sans titre (Masque), 1946-1947, HSC, 64x52 cm (photographie en lumière rasante)

Picabia explore une nouvelle peinture subjective où « il n’y a plus d’objet, ni tangible, ni conçu, entre le peintre et nous, entre le spectateur et l’auteur, nous voulons qu’un tableau soit un moyen d’échange de nos sensibilités à l’état le plus pur, qu’il soit l’expression de ce qu’il y a de plus vrai dans notre être intérieur. Et c’est pourquoi il ne peut plus rien y avoir de figuratif dans cette peinture, parce qu’elle n’est plus une exploration du monde extérieur, mais une prise de contact de plus en plus profonde avec un univers intérieur », dans « Un entretien avec Francis Picabia », Journal des Arts, Paris, novembre 1945 (même date pour la lettre de Mélik à J. Ballard qui mentionne Picabia comme référence).  
Comment Mélik pouvait-il réagir à cette abolition limite de la peinture chez Picabia (fin de la surface lisse, fin du sujet) ?  A l’époque les interprétations furent contradictoires. Pour le théoricien de l’abstraction, Michel Seuphor, c’est « le point final à toute possibilité de faire de la peinture – la peinture rendue nue comme père et mère, bouclant la boucle de toutes les aventures » (catalogue exposition, 1949). Picabia aurait alors redécouvert « la saveur de l’époque dadaïste, la même grâce et la même légèreté. La même peinture anti-peinture qui est réellement création », Francis Picabia, A. PIERRE, 2002.
Pour d’autres la série de petits formats monochromes Les Points seraient « une parodie brutale de l’art abstrait » (Lawrence Alloway, 1959, cité dans Collection Francis Picabia, Centre Pompidou, 2003, p.103. Quant à Mélik, quelle  leçon a-t-il tirée de sa courte période abstraite (1945-1947) ? Une parenthèse sans importante, une concession à une mode ou  une étape dans sa réflexion sur ce que peut faire la peinture ?
Mélik, Vision bleue, 153 x 275 cm, collection particulière
                      
En tout cas, après sa « période abstraite » la peinture de Mélik est entièrement nouvelle. Il évoluera vers une peinture « réaliste inobjective ».  On peut lire sur une page manuscrite conservée dans les archives du musée Mélik : « Certains abstraits me donnent l’impression d’avoir su fabriquer des instruments de musique parfaits mais de ne pas savoir en jouer ».  On peut en déduire que certains abstraits, à ses yeux du moins, savaient jouer de ces nouveaux instruments (Soulages, Manessier, Mathieu).

Grâce à Picabia la peinture de Mélik apparaît plus expérimentale sur sa trajectoire de 40 ans. Comme pour beaucoup d’autres peintres  il faut refuser de le figer dans une identification qui répond au besoin de sécurité du public. Ainsi  ce dessin capital n’est ni de Miro, ni de Picabia, mais bien de Mélik !
E. Mélik, Visage multiple,13,5 x 24,5 cm, collection particulière

Dessin complexe qui oblige le regard à circuler dans l’image pour voir des têtes s’emboîter, quand les traits sont des lignes à la fois intérieures et extérieures. Le demi profil , le plus abouti avec son œil intense aux cils et aux sourcils  épais, est à l’intérieur d’un autre profil au trait épais, qui contient à son tour un personnage « cubiste ». La ligne fine et irrégulière du menton et du cou joue à devenir la ligne du dos de la tête dominante, etc. Le fond est sali de noir, de points dispersés et d’une amibe perdue dans un front évidé. Mélik cherche à rendre visible des formes improbables en déconstruisant l’acte de dessiner (performance transgressive). N’est-il  pas dans le sillage de Miro tel que Georges Bataille le comprenait en 1930 ?
Miro, Tête, 1930, 230 x 165 cm (brouillage et rature)
                                                                                   
« Comme Miro professait qu’il voulait « tuer la peinture », la décomposition des objets fut poussée à tel point qu’il ne resta plus que quelques taches informes sur le couvercle (ou sur la pierre tombale, si l’on veut) de la boîte à malices. Puis les petits éléments coléreux et aliénés procédèrent à une nouvelle irruption, puis ils disparaissent encore une fois aujourd’hui dans ces peintures, laissant seulement des traces d’on ne sait quel désastre », G. Bataille, « Joan Miro : peintures récentes », Documents, 1930, n°7.
On pourra dire que ce dessin de Mélik est un cas isolé, qu’il n’est donc significatif de rien ! Que la grande peinture identifiable de Mélik n’a rien à voir avec ces « gribouillages » inutiles. Pourtant un autre dessin moins déroutant traduit la même recherche, celui-ci daté puisqu’il illustre un long poème de son cousin Rouben Mélik (1921-2007), Madame Lorelei  publié en 1949.
E. Mélik, Gravure pour Madame Lorelei, de Rouben Mélik, 1949


                                                E. Mélik, Le visage double (masque ou profil), détail.
 


















Ce dessin comprend au moins cinq visages. Le personnage central de la jeune fille est dominé par un visage double, qui à gauche prend l’allure d’un masque, et à droite celle d’un visage protecteur puisqu’il est penché vers la Lorelei et que la grande main bienveillante doit lui être « rattachée ».

E. Mélik, La main bienveillante (lignes et mouvement), détail

Picabia est justement connu pour ces recherches graphiques qui seront désignées comme des « Transparences » dans les années 30.  Le trait réussit à inventer des corps et des visages multiples, virtuels et virtuoses.

                  
Francis Picabia, Transparence (Femmes/ Visages), c.1930, crayon gras sur papier, 33x24 cm











































Cette expérience graphique d’image double serait née dans son esprit d’un choc visuel qu’il avait éprouvé à Marseille, « lorsque les images de la rue et de l’intérieur du restaurant s’étaient superposées sur le vitre de celui-ci », Collection- Centre Pompidou. Francis Picabia , 2003, p. 71.
Picabia transposera cette curiosité mentale et visuelle dans sa peinture, avec des sujets qui deviendront complexes mais qui perdront la pureté troublante des dessins.

F. Picabia, Adam et Eve, HST,200 x 110 cm, 1931 (inspiré par la statue Electre et Oreste du musée de Naples avec image transparente de Vierge romane au sourire espiègle), collection privée.
Le visage multiple tel que Mélik le découvre, peut-être sous l’impulsion des Transparences de Picabia, deviendra de plus en plus une expérience du trouble, d'une "volonté de symptôme" (G. Didi-Huberman). En effet, il peut s’agir d’un seul visage vu à des moments successifs (comme pour la Lorelei) ou de multiples visages en voie de fusion (amour ou conflit). Il est vrai que, dès Picabia, le procédé renvoie aux superpositions du cinéma et à l’inquiétude  de la conscience. « Les multiples surimpressions dont nous avons usé, et abusé, dans nos films, celles qui convenaient si mal à certains sujets classiques, mais si bien aux scènes fantastiques, aux cauchemars, aux vertiges, aux crises de folie, les voici sous nos yeux, immobilisées par un pinceau magique », Gaston, Ravel, 1929 (critique de cinéma cité dans Collection-Centre Pompidou. Francis Picabia, 2003, p. 72). Mélik ajoute le poids de la matière. En effet, si les formes se superposent elles restent différenciées, alors que la matière a ce pouvoir troublant de fusionner les êtres mêmes.
E. Mélik, Couple, HSB, 109x71 cm, HSB, collection du musée (photo Robert Hale
      
Couple, Détail (Forme lisse à droite, Forme granuleuse à gauche)


E. Mélik,  Le Baiser (Trois personnages), collection du musée


Pour cette enquête sur Mélik et Picabia nous avions trois indices de relations entre eux (Cannes 1945, lettre à Jean Ballard de nov. 1945, Invitation 1948). A partir de là on peut leur trouver des points de contact en tant que peintres (matiérisme, abstraction, anti-peinture). Surtout le visage multiple qui va prendre tellement d’importance dans l’univers onirique de Mélik pourrait avoir reçu son impulsion des Transparences de Picabia, d'autant plus que nous en avons quelques essais graphiques de la main de Mélik. Par une suite de métamorphoses les dessins de 1949 vont engendrer les fusions les plus belles et les plus troublantes de la matière colorée.

Olivier Arnaud