lundi 28 mars 2016

La peinture comme « écarts de conscience » : pourquoi la peinture de Mélik est-elle étrange ?


« Le béotien minimise l’exploit étranger à lui, obtenu par des sacrifices, et le dépouille de son sens. Un tel dépouillement résulte des défauts du consommateur incapable par exemple de vivre des expériences à partir d’un tableau; pareille attitude de faiblesse est appelée par euphémisme une humeur esthétique. C’est sans danger que l’esthète encaisse la rente d’une âme agréable grâce au tableau-valeur qui a la cote du moment ; comme l’œuvre d’art est fixée, l’esthète peut sans cesse reproduire cette rente. »  C. Einstein, Georges Braque, 1934.


La peinture de Mélik est souvent perçue comme dérangeante, tant sur le plan technique (surcharge matérielle, spontanéité, déformation) que sur le plan de la représentation (caractère hallucinatoire plutôt que représentation réaliste). Cette dimension d’anormalité s’oppose à l’esthétique classique, à l’objet stable face à un spectateur rationnel. Quelle pouvait bien être la fonction de la peinture selon Mélik ? Certes, non la production de bibelots techniquement bien faits pour le plaisir esthétique du beau. Projection de l’esprit ? Loin de l’humanisme rationnel et du monde ordonné de la peinture académique l’esprit devrait s’entendre, dans le cas de  Mélik,  avec une signification élargie, celle du romantisme allemand par exemple(que les surréalistes redécouvrirent dans les années 30, celle de la jeunesse parisienne de Mélik). Ainsi pour Novalis et ses Hymnes à la nuit (1800) l’esprit désigne les expériences les plus profondes de la vie dans ce qu’elles ont d’irrationnel aux yeux de la conscience « normale ». Pouvons-nous rattacher la peinture de Mélik à une exploration des « écarts de conscience » ? Un indice parmi d’autres : Mélik écrira au dos d’un tableau tardif : il vient d’être produit sous la dictée de « la grande inconscience » (expression typique d’André Breton dans Nadja, 1928).
Notre hypothèse est que l’aspect étrange ou anormal de la peinture de Mélik doit être compris comme le signe d’intervalles hallucinatoires délibérément recherchée et projetée sur la toile. Sa peinture se placerait dans le sillage de peintres de la génération précédente tels que Miro et Masson. Mais comment le vérifier ? Et si certains de ses tableaux étaient des « modes d’emploi » pour sa propre peinture ? Ces tableaux seraient une mise en abyme, une fenêtre ouverte - non sur le monde bien ordonné des objets extérieurs - mais sur les écarts de conscience qui sont à l’origine de ses propres tableaux. L’indice en sera toujours un dédoublement visuel de l’image. Nous allons utiliser les analyses du théoricien des avant-gardes, Carl Einstein (1885-1940) parce qu’il a su observer les mutations de l’art moderne (impressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme) comme autant d’expériences effectives de l’homme sur lui-même, comme des tentatives pour transformer l’acte de voir, et par là transformer la réalité humaine. Rompre avec la perception naturelle, créer des formes qui réinventent l’objet et l’espace, c’est agir sur l’homme  afin d’induire une nouvelle réalité, de nouvelles coordonnées pour la pensée humaine (voir G. Didi-Huberman, « L’image-combat. Inactualité, expérience critique, modernité », sur C. Einstein dans Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Ed. de Minuit, 2000). 
Nous allons donc choisir des tableaux de Mélik qui abordent la fonction de la peinture (Le laboratoire), le jeu de la matière (le matiérisme), la puissance du rêve, le statut de l'enfance, l'impossible autoportrait, et l'absence du paysage. Ces tableaux sont particuliers dans la mesure où leur contenu montre comment la peinture échappe à la représentation classique du réel pour donner à voir les moments où la conscience perçoit le monde autrement.

La peinture comme laboratoire : On sait par Jean-Marc Pontier que Mélik appelait son atelier de peintre  « le laboratoire » (voir La démarche poétique d’Edgar Mélik. Témoignages et lectures, Mémoire de Maîtrise, Université Aix-en-Provence, 1998). Pareille information pourrait rester anecdotique sans la découverte d’un tableau peint sur toile de jute au dos duquel Mélik a écrit « LE LABORATOIRE ».

 
Mélik, LE LABORATOIRE, HSJ, c. 1940, collection particulière
Dos du tableau
    









Deux êtres- un couple comme autant de masses  de couleurs vives - avec leurs yeux clos, manipulent ce qui pourrait être un tube à essai. Comme souvent chez Mélik les mains sont projetées au premier plan, avec deux index qui pointent l’instrument scientifique. En 1937 Mélik déclarait qu’ « il côtoyait le surréalisme mais qu’il restait nietzschéen » (à la journaliste Claude Marine, du quotidien artistique Comoedia).  Or le surréalisme s’est voulu un élargissement des possibilités de l’esprit par la déstabilisation de la conscience rationnelle et du moi social. La découverte par la psychanalyse de Freud d’un arrière-fond obscur de l’esprit devait intéresser ces artistes, autant que les médecins. Pour André Breton le surréalisme est une démarche méthodique pour provoquer un « automatisme psychique par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée » (Manifeste du surréalisme, 1924). Tous les moyens étranges mis au point par les surréalistes (sommeil hypnotique, écriture automatique, cadavre exquis, objets oniriques, etc.) furent autant de procédés pour récupérer totalement « par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux… » (Manifeste du surréalisme, 1930).

L’intention exploratoire du surréalisme peut prêter à sourire pour son bric-à-brac (voir J. Starobinski, « Freud, Breton, Myers », 1970 et J. Clair, Du surréalisme, 2003), elle n’en est pas moins un aspect très important de ce courant littéraire qui a eu l’ambition d’étudier la spontanéité déréglée de l’esprit avant de produire des objets esthétiques (voir Ferdinand Alquié, La philosophie du surréalisme, 1955). Une photo célèbre représente justement André Breton et un instrument scientifique, le microscope.



                                                  
Autoportrait, Photomontage André Breton, 1938
                                              
 « Ici se trouve incluse la dualité même dont les termes stylistiques vision/écriture sont les substituts. Breton se représente avec un microscope. Instrument d’optique qui intensifie la vision normale et développe ses pouvoirs d’une manière sans rapport avec les possibilités de l’objectif photographique. Il se montre ainsi comme le prophète du surréalisme, doué de voyance : mais l’état visionnaire engendre des images, qui se conçoivent comme dictées, d’où le titre choisi. » Rosalind Krauss, «La photographie au service du surréalisme » dans Explosante-fixe. Photographie et surréalisme, Hazan, 2002.
Cette image inclut le dédoublement du visible et du lisible au même titre que le tableau de Mélik. Elle est un indice du contexte où la toile de Mélik a pu se créer. Un art qui n’est plus soumis à la nature devient une voie parallèle à la science moderne. La phrase célèbre de Picasso ne fait qu’enregistrer ce nouvel état d’esprit : « Un atelier de peintre doit être un laboratoire. On n’y fait pas un métier de singe, on invente. »  En 1921, Max Jacob publie Le Laboratoire central, recueil de poésie moderne que Mélik n'a pu ignorer, lui qui fréquentait la librairie-bibliothèque d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon (trois lettres de Mélik adressées à A. Monnier se trouvent à la Bibliothèque littéraire J. Doucet, Paris). Le terme laboratoire est bien transféré de la science à l'art dans cette période! Au même moment le philosophe de l’imaginaire G. Bachelard appelait de ses vœux un surrationalisme qui serait à la science ce que le surréalisme est déjà à la sensibilité (« Le surrationalisme », Inquisitions, 1936, n°1, et « Je crois aux peintres qui imposent le réalisme de l’irréalité », Arts, 26 octobre 1951).

                                   
                                    
Matière et pensée dans l’image : Pour un peintre comme Mélik la matière avec ses masses et ses couleurs  est la nature même de l’image. Mais c’est seulement au début des années 50 qu’il va utiliser la matière pour faire violence à la surface de sa peinture, pour « assassiner la peinture » (selon l’expression de Joan Miro, 1929). La matérialité va envahir la surface et se renforcer avec le temps, par l’excès de matière, la rugosité des surfaces, l’ajout de matériaux (poils de chien, fragments de tuile, etc.). Nous serons alors très loin de l’idéalisme de la surface lisse de la peinture traditionnelle. Mélik ne participe-t-il pas  ainsi à tout un courant pictural, le matiérisme, dont Fautrier, Dubuffet, Wols et Camille Bryen auront été les inventeurs dans l’après-guerre ?  Contre la dualité de la forme et de la matière, le primat de la matière devient le signe d’un renversement des valeurs, au sens nietzschéen de l’expression. L’ordinairement bas et vil est mis à l’honneur (G. Bataille). Michel Tapié, le principal théoricien du matiérisme définira clairement la portée spirituelle de cette valorisation de la matière aux dépens de la forme : « La matière informe est par excellence ce qui décourage la saisie par le langage organisé, et ce qui fait éclater au grand jour l’inanité de son principal appui : la raison, qui entraîne dans sa déroute d’autres valeurs désormais périmées – l’ordre, la composition, l’équilibre, le rythme – venues en droite ligne d’un humanisme en voie d’épuisement. » Un art autre, 1952 (cité par A. Pierre, Francis Picabia, 2002, p. 283).
Vers 1955 quand Mélik veut créer une académie libre de peinture à Cabriès sur le modèle de celles qu’il avait fréquentée à Paris vers 1928 il invente une expression plutôt ésotérique pour le carton de présentation : « au-delà de l’humanisme et non à côté » ! Ce dépassement de l’humanisme - qui ne serait pas un antihumanisme - a été le symptôme de son temps.
Michel-Ange, Ephèbe nu, fresque chapelle Sixtine
Mélik, Géant assis, HSB, 55 x 45 cm
   
Picabia, Le Rechiré (Nu fantastique), 1924-1925,104x75 cm
    


Le parti pris de la matière dans sa peinture (et de la peinture comme salissure dans son œuvre graphique) n’est-il pas un symptôme visuel dans l’image ?  Comme le montre la série Michel-Ange, Picabia, Mélik, la même pose complexe des jambes et des bras se répète mais plus la matière devient rugueuse plus les formes se libèrent de toute norme biologique. Plus les formes deviennent démentes (G. Bataille).


Mélik, Coupe crânienne, photo studio Da Silva, localisation inconnue

Mais comment fonctionne ce cerveau-pensée qui est la source des images matérielles du peintre ? Mélik a représenté une coupe fabuleuse du crâne humain, avec ses matières molles ou solides, ses cavités et sa structure osseuse. La figure humaine semble épargnée (œil, nez, bouche).  Avec cet écorché c’est une plongée dans l’invisible du cerveau qui est le lieu même à partir duquel s’organisera la matière malléable du peintre.
Comment cette matière-pensée peut-elle se retrouver dans des images matérielles et colorées qui fascineront notre regard ?  « Ce qui choque la grande masse ignare au-dedans mais civilisée en surface, c’est que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage interne ne l’est que de certains grands aventuriers de l’esprit. Penser autrement que la matière tout en partant de la matière qui est en soi, c’est s’accorder à la démesure» (Œuvre philosophique, archives du musée de Cabriès). Mélik semble dire que sa peinture est un effort démesuré pour surpasser la matière grâce à la matière elle-même. Contre le dualisme moderne de l’esprit et de la matière, de la spiritualité et de la vitalité Mélik voyait-il  dans l’esprit la synthèse même du biologique et du mystique (voir, « Tournant », 1932) ? Il serait ainsi un héritier de Nietzsche qui cherchait l’harmonique entre la biologie et l’esprit (contre Socrate, contre la métaphysique). La démarche de Mélik part de la matière colorée et, dans un état de passivité et de suggestion, il laisse apparaître des métamorphoses qui échappent à toute mise en ordre imposée par la raison et son dispositif mimétique. Il pratique à sa manière une dictée inconsciente proche de ce qu’André Breton nommait « le message automatique », ce moment où le peintre-poète se laisse surprendre par le surgissement sensible d’une vision neuve.  « Non seulement je pense qu’il y a presque toujours complexité dans les sons imaginaires – mais encore il me paraît certain que des images visuelles ou tactiles se donnent libre cours dans la région de superficie inévaluable qui s’étend entre la conscience et l’inconscience »,  « Le message automatique », dans Minotaure, 1933.
La peinture  de Mélik naît-elle dans un « intervalle hallucinatoire » (Carl Einstein) ? C’est le cas dans la mesure où ce peintre ne cherche plus à adapter l’objet à la conscience stable du spectateur (la fiction platonicienne de la contemplation immobile) mais à faire surgir une vision nouvelle, une forme qui transforme le réel. Le tableau n’est plus un miroir où se rencontrent le sujet rationnel et l’objet stable, mais un « psychogramme ».  Carl Einstein inventera ce terme (revue Documents, 1929) pour l’appliquer d’abord  à la production d’André Masson et à ses dessins automatiques.  Cette spontanéité graphique faisait dire à André Breton qu’on se trouvait devant une  « chimie de l’intellect » extrêmement séduisante (dans La Révolution surréaliste, n°4, juillet 1925).


Masson, Dessin automatique, 1924, 23x20cm, MoMA
Masson, Métamorphose des amants, 1926
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Mélik, Femme au chapeau, HSB, 102 x 74 cm, collection particulière
               
Un des premiers observateurs bienveillants de la peinture de Mélik à Marseille sera le critique d’art Pierre Mary. Il a parfaitement compris cette autonomie hallucinatoire de l’image chez Mélik, autonomie face à la réalité objective du sujet, mais surtout autonomie vis-à-vis du spectateur qui n’a pas à être conforté dans sa perception habituelle du monde extérieur. « En se mettant contre tout ce qui est représentatif ou descriptif, Mélik s’est assuré une indépendance bien déterminée. Mais il s’est réservé également la plus grande liberté dans le choix et la traduction du sujet. Sujet est un mot peut-être trop fort, car il recherche davantage l’harmonie des couleurs et le jeu des masses, que la composition représentée. Sa joie à lui s’exerce pendant la naissance de l’œuvre : nous ne sommes, nous, que les « admis » à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter sa laideur. », « Mélik Edgar à la galerie da Silva »,  novembre 1935.


Le rêve comme création de formes. Mélik s’est-il intéressé au monde du rêve ? Cette expérience psychique  entraîne la conscience dans un monde étrange et chargé de significations mystérieuses. La plupart du temps on conçoit le rêve comme un état imparfait de la conscience, entre le sommeil profond (sans image) et les perceptions exactes de la réalité objective. Mais le rapport entre rêve et réalité peut être compris différemment. Pour le romantisme allemand la conscience nocturne est un état supérieur de l’esprit au cours duquel l’homme fait l’expérience de son unité originelle avec l’univers (voir A. Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1938). Quant à la psychanalyse, elle voit dans le rêve un fonctionnement normal de notre esprit inconscient. « Le véritable sujet du rêve, c’est donc le rêve lui-même, le rêve tout entier, car tout dans le rêve dit je… car rêver n’est pas une autre façon de faire l’expérience d’un autre monde, mais c’est pour le sujet qui rêve la manière radicale de faire l’expérience de son monde. », L. Binswanger, Rêve et existence (1930), Préface, Vrin, 2012.
Comment Mélik appréhendait-il la puissance du rêve, la fonction vitale du rêve ? Toute sa peinture est une vision étrange du monde et des êtres, mais elle ne nous indique pas directement comment il envisageait l’expérience humaine du rêve.  Le rêve était-il pour lui un symptôme  visuel du réel ou une illusion de la perception ? « Rêve » est justement le titre donné par Mélik lui-même à un de ses tableaux.    
                                  
Le Rêve (titre de Mélik), collection particulière
                           
On voit une tête sur fond bleu d’où surgissent des formes humaines du haut du crâne : une femme nous regarde. Son bras immense se dirige vers un personnage dont la belle tête dénote le sommeil. Sa paupière est fermée. Ce n’est pas la première fois que la peinture cherche à représenter le dédoublement du rêveur et de son rêve. On pense à la série des dessins de Goya,  Cauchemars,  qui illustrent les visions plus ou moins absurdes des humains. Par exemple  Pesadilla représente une vieille femme qui nous sourit. Elle porte deux squelettes d’hommes à moitié nus dont l’équilibre est instable. Le dessin fait penser à une scène de cirque mais peut aussi évoquer un reste de vitalité sexuelle.
                                           
Goya, Cauchemar, 1819-23, Moma, New York (photo Alice A. )
                     
Au lieu de juxtaposer le monde réel et le monde du fantasme – ce qui permet de sauvegarder le moi rationnel - Mélik inclut la tête qui rêve à l’intérieur des images oniriques.Le traitement pictural est le même, la frontière qui rassure a disparu. La tête du rêveur est dans son propre rêve. La signification visuelle devient explicite. Ce refus de la scission rassurante entre le rêveur et son rêve signifie que le moi onirique participe réellement à l’activité du rêve qui est l’expérience de son propre monde.
« Il faut que l’homme descende en lui et y trouve tous les vestiges divers qui, dans l’amour, le langage, la poésie, dans toutes les images de l’inconscient, peuvent lui rappeler encore ses origines… Les germes sommeillants dont le rêve nous révèle la présence mystérieuse ne sont pas les moins précieux. Car notre apparente lucidité actuelle est une nuit profonde, et la véritable clarté ne nous est plus accessible que dans les aspects nocturnes de notre existence », A. Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, chapitre IV, L’unité cosmique. 

Mélik, Rêverie de l’Odalisque, c. 1960, 46 x 70 cm, Collection particulière
           
Un autre tableau troublant de Mélik traduit, à l’aide du dédoublement du corps féminin, la réalité du rêve comme expérience de son propre monde : Rêverie de l’odalisque ( voir sur ce blog Métamorphose de l’Odalisque : Mélik, Latapie, Matisse, Cézanne et Manet).
Le rêve n’est pas appréhendé comme une illusion de la perception mais comme une expérience radicale de son propre monde. Or que nous apprend-il ? Le moi onirique est celui d’un polymorphisme imprévisible (à la manière de la pensée mythique avec ses monstres et ses hybrides). La loi du rêve, comme celle de la peinture de Mélik est celle de la métamorphose incessante, ce que la conscience prend spontanément pour de la confusion et de la déformation. Et si le monde du rêve avait sa réalité en tant qu’indice des forces refoulées par le moi social et sa mémoire répétitive ? Dès 1930 L. Binswanger (psychiatre et philosophe) attirera l’attention sur la parenté entre le sujet onirique, le sujet de la poésie et celui du mythe. Dans ces trois « écarts de conscience »  le sujet « ne s’offre pas ouvertement mais aime, au contraire, à se cacher sous mille formes et ne peut, en aucun cas, s’identifier au corps individuel et à sa forme extérieure ». L. Binswanger concevait le je onirique à l’échelle de toute la nature comme « le jouet de la vie dans l’ascension ou la chute, du bruissement de la mer et du silence de la mort, de l’étincellement des couleurs au soleil et de la nuit de l’ombre, de la forme grandiose de l’oiseau volant dans l’éther et des fragments de papier jetés en désordre sur le plancher. », cité par J. Cheng, « Georges Braque et l’anthropologie de l’image onirique de Carl Einstein » (dans Carl Einstein et les primitivisme, revue Gradhiva, 2011, 14).
                              
Mélik, Le Rêve (la Femme psychédélique)
                              
Dans ce tableau extraordinaire aux formes hypnotiques la rêveuse est incluse dans son propre rêve comme l’indique sa main posée sur une création (ou plutôt créature) qu’elle est seule à voir intérieurement. Mais la magie de la peinture est de nous donner à faire ce voyage « chamanique » qui n’était pas immédiatement le nôtre.
Le chaos apparent des images de Mélik fait penser au monde hybride des mythes, à la vision des rêves, aux analogies improbables de la poésie surréaliste.  Comme s’il avait voulu faire l’expérience hallucinatoire du monde, une expérience aussi exacte que celle que nous procure la conscience adaptée.

Mélik, Femme et chien, 106 x 76 cm, HSC
               
Couple, monture, paysage (Fuite en Egypte?)
              
Avec ces deux œuvres exceptionnellement construites (Mélik parlait de surclassicisme) nous ne sommes ni dans le réel ni dans le rêve. La réalité est entièrement remodelée selon des lois qui lui sont propres et qui restent indéchiffrables. Le malaise pour le regard est aussi violent qu’à l’époque héroïque de Picasso, Gris ou Braque (1905-1917). L’expérience visuelle nous arrache au monde conventionnel pour basculer dans une mobilité formelle et  psychique. La confusion des objets invente un « mythe visuel » dont l’origine nous demeure cachée. Les objets de la réalité ne se donnent plus comme des symboles mais ils servent à composer une réalité non-reconnaissable qui déstabilise le sujet.  On peut dès lors placer la peinture de Mélik dans ce processus de vision que Carl Einstein analysait à partir des œuvres de Braque, de Miro et de Masson. Au lieu d’une réalité indéfiniment répétée et stylisée pour un amateur esthétique rassuré par l’abolition du temps la fonction nouvelle de la peinture valorise un moi créateur de relations, met en image le refus d’un temps figé et le dynamisme qui dissout les formes stables. Le tourbillon cohérent de ces tableaux de Mélik traduit un retour de l’ « animisme »  (au sens de l’ethnologie de l’art moderne que pratiqua C. Einstein) en ce sens que la dissociation entre le monde du sujet rationnel et le monde de l’objet stable est abolie. On peut voir dans le cubisme le coup d’envoi de ce processus qui sera amplifié par « la génération romantique » de Masson, Klee et Miro : « Avec le cubisme une totalité nouvelle et plus complète de l’action a été atteinte parce que la fiction de l’objet extériorisé et sans fonction a été détruite par la fusion des dynamismes du sujet et de l’objet. », C. Einstein,  Braque, 1934, p. 55.


Enfance et régression. Le monde de l’enfance est une expérience humaine qui est devenue inaccessible à l’adulte, sauf peut-être dans le cas de l’artiste. Dès le début du XX° siècle le dessin d’enfant a intéressé la psychologie et l’art en raison de sa créativité spontanée. Mais la question était de savoir si le peintre doit s’inspirer des pratiques propres aux enfants et rechercher une ressemblance avec leurs productions. L’art brut de Jean Dubuffet (1901-1985) peut illustrer cette démarche en faveur d’un expressionnisme régressif (tant par les moyens que par la représentation).

                                           
J.Dubuffet, Michel Tapié soleil, 1946
                                                    

Mélik est dans une tout autre filiation. Il s’inscrit dans le monde du fauvisme primitif de Matisse et de Derain (1905) qui tournait le dos aux procédés techniques de l’imitation pour exalter la sensation immédiate de la couleur et de la forme spontanée. L’archaïsme moderne de Derain, le spontanéisme de Matisse sont très élaborées en raison de leur sensibilité extrême aux moyens plastiques à utiliser. Pour Matisse, la rupture fauve était le tout début d’un retour progressif à la condition de l’image de Giotto.
Il faut donc s’entendre sur notre sentiment de régression face à beaucoup de peintres modernes, régression qu’on prend à tort pour un refus coupable  de la perfection technique et  un choix  absurde de contenus irrationnels (Masson, Klee, Miro). L’hypothèse de Carl Einstein est que les peintres surréalistes (romantiques au sens germanique du terme) combinent une sophistication formelle à un archaïsme psychique (songe, rêverie, émotion, délire, pulsion). Il ne s’agit en aucun cas d’une régression infantile mais d’une projection de strates plus profondes de l’esprit humain.
« A vrai dire, nous connaissons quantité d’œuvres d’art d’aujourd’hui dans lesquelles la dimension hallucinatoire est de nature  absolument régressive. Nous parlons des tableaux à caractère infantile, dont les auteurs restent fixés sur des traumatismes de la jeunesse… Nous rappelons ces choses concernant la régression infantile pour les dissocier, avec une netteté absolue, des visions novatrices de Braque. », Carl Einstein, Braque, 1934 (Ed. française, La part de l’œil, 2002, p. 143).
P.Klee, Jardin du sud, 1919, 24x19 cm
                            
J. Miro,Le Cheval de Cirque, 39 x 51 cm, 1927

                                                                                    

                                                     
Braque, Phix, 1932 (plâtre gravé illustrant la Théogonie d’Hésiode, Ed. Vollard)
 
La proximité entre la vision hallucinatoire de l’artiste et la vision spontanée de l’enfant tient au fait que dans les deux cas il y a absence de la normalisation des pulsions humaines par les conventions esthétiques et sociales. Dans la perspective de l’ethnologie de l’art moderne pratiquée par Carl Einstein la crise de la peinture opérée par le fauvisme, le cubisme et le surréalisme fut le fait d’artistes en lutte contre un art qui avait perdu tout dynamisme vital pour s’adapter à un moi rationnel et social. « Il ne fait aucun doute que dans l’art classique, la réalité et l’homme avaient été normalisés jusqu’à un degré insupportable c’est-à-dire que les besoins mythiques (traduction de l’écart entre nos désirs profonds et le réel) furent refoulés… L’homme du XIX° siècle subissait sans défense un automatisme stupide et logique qui inhibait ou détruisait beaucoup trop de strates de la personne… L’homme fut standardisé en idiot raisonnable, il était embourgeoisé, et cela entraîna l’atrophie de ses forces irrationnelles… »,  Braque, 1934. L’art académique crut à son autonomie esthétique, il perdit en teneur humaine pour devenir une fabrique de bibelots sans valeur visionnaire et  donnant lieu à un infantilisme mercantile.
Pour Carl Einstein il y a bien analogie entre le peintre visionnaire et l’enfance. Mais les maladresses du dessin d’enfant n’ont pas de rapport avec les transformations obtenues par le peintre disponible pour « la perte extatique du moi » (Miro, Masson, Klee). Dans le cas des adultes il faut donc distinguer l’archaïsme formel (moyens d’expression limités, maladresses involontaires) et l’archaïsme psychique (projections des forces inconscientes de l’esprit).
 « L’enfant, incapable de réaliser ses sensations, se crée un monde mythique habité de figures et de choses singulières, et cet enfant absolument naïf pratique certes l’animisme mais dans un état d’esprit complètement anti-naturaliste ; c’est-à-dire que l’enfant n’a pas encore adapté ses sensations et ses représentations aux conventions. Aux yeux de celui qui est enfermé dans des préjugés, cette réalité très naïve apparaît donc irréelle et imaginaire. », Carl Einstein, Braque, idem, p. 120.
Parallèlement à l’enfant, l’artiste est le seul adulte à faire remonter les formations irrationnelles de l’esprit, mais il procède à cette élaboration à partir de son immense lucidité et de moyens d’expression raffinés. Mélik n’est pas un peintre de la représentation. Il ne faut pas s’attendre à des tableaux charmants ou inquiétants qui représentent des enfants pris comme sujets ! Mélik a-t-il cherché à rendre compte de la vision du monde de l’enfant sans régression dans l’ordre des moyens formels ?
                             
Mélik, Vision du monde réel  de l’enfant, 60 x 50 cm, HST, collection particulière
           
Dans ce tableau très poétique on perçoit la sensibilité du peintre qui s’approche d’une vision hallucinatoire du monde qui est l’expérience radicale de l’enfant inclus dans l’image. Ceci n’est pas un tableau représentatif et attendrissant. L’enfant est le sujet de sa perception réelle du  monde ; il n’est pas un être insuffisant qui ne sait pas encore regarder le monde purement extérieur des objets.
Il est un être dont le réalisme spontané assume la force visuelle des désirs. Sa taille est démesurée, les maisons sont de guingois, des créatures nouvelles flottent dans le ciel.
Mélik, Jeune fille regardant le ciel, 1960, 47x31, collection particulière
                
Dans ce second tableau le visage hybride mi-humain mi-animal est d’une grande force poétique parce que des moyens très subtils d’expression coïncident avec le monde intérieur de l’enfance (voir Figure-masque chez Mélik et Matisse, sur ce blog).

            
Mélik, Deux chevaux, 54 x 74 cm, collection particulière
                     
La régression picturale, dans son analogie avec l’enfance, a pris chez Mélik des formes très diverses, et sa liberté pour créer des « mythes visuels » est devenue toujours plus grande. Dans ce tableau deux petits chevaux - plein de naïveté qu’on dirait à première vue enfantine - se croisent sur un fond bleu intense. Le modèle classique de la ressemblance est aboli selon une primitivité naïve qui a renoncé à tout ego esthétique. L’animisme des figures animales transporte dans un monde intemporel où la douceur et l’humour tiennent lieu de règles (les détails sont innombrables – crinières, yeux, bouches et pattes minuscules, etc.  – ce qui contredit toute idée d’une production spontanée ou malhabile). Nous sommes face à une « primitivisation » de l’image (Carl Einstein). L’univers du tableau n’est plus régi par les lois rigides de l’optique et de l’esthétique mais par les forces qui sont celles de la fusion de l’homme avec la vie spontanée.
« L’accentuation romantique de l’irrationnel implique une régression vers un état primitif et même si l’on veut, vers un état de barbarie. Enfin nous ne nous contentons plus de sublimes déductions et d’une superstructure cultivée à l’excès. », Carl Einstein, Braque, p. 164.
Cette révolte contre le réel objectivé et un moi normalisé permet au peintre de se poser en « barbare moderne », selon une généalogie qui remonte à Rimbaud. Il s’agit de créer une vision nouvelle et donc de transformer  le réel dans un sens anticlassique. L’artiste ne veut plus se limiter à des « paraphrases de la nature » (le style de chaque peintre) et il refuse l’habileté technique (le métier) dans la mesure où celle-ci interdit la projection métamorphique.  
On doit à G. Bataille le premier essai pour valoriser les formes inattendues de l’art moderne grâce à une meilleure compréhension des arts européens préclassiques. En 1929 il compara des pièces de monnaies grecques et gauloises : la représentation classique du cheval, l’animal noble par excellence pour l’Antiquité,  n’avait rien à voir avec la représentation du même animal sur les pièces gauloises. « Les chevaux déments imaginés par les diverses peuplades ne relèvent pas tant d’un défaut technique que d’une extravagance positive, portant partout à ses conséquences les plus absurdes une première interprétation schématique… Les absurdités des peuples barbares sont en contradiction avec les arrogances scientifiques, les cauchemars avec les tracés géométriques, les chevaux-monstres imaginés en Gaule avec le cheval académique… Il s’agissait de tout ce qu’avait paralysé nécessairement la conception idéaliste des Grecs… par degrés, la dislocation du cheval classique, parvenue en dernier lieu à la frénésie des formes, transgressa la règle et réussit à réaliser l’expression exacte de la mentalité monstrueuse de ces peuples vivant à la merci des suggestions. », G. Bataille, « Le cheval académique », Documents, 1929, n°1.
Monnaie gauloise
                                                              

La résistance à l’art classique pour l’invention d’un art plus spontané sera ensuite célébrée en 1955 par André Breton : « Il importe peu que le choix du statère de Philippe II comme prototype de la plupart des monnaies gauloises ait été décidé par une circonstance fortuite.., le trait de génie a été de le considérer d’un oeil neuf qui l’arrache à sa rigidité, le sensibilise au point de lui faire supporter, dans les limites de ses deux faces, toute l’énigme du monde », dans Pérennité de l’art gaulois, cat.expo., 1955 (cité Qu’est-ce que l’art protohistorique ? INHA, 2010).
Libérer l’art moderne d’une mémoire répétitive aura été aussi le fait de Christian Zervos, l’éditeur des prestigieux Cahiers d’art, quand il consacra en 1934 un dossier entier aux œuvres grecques préclassiques (sculpture des Cyclades, dessins sur les poterie mycéniennes, voir L’Art en Grèce des temps préhistoriques au début du XVIII° siècle).
Si on entend par régression toute invention de formes qui entend ignorer l’imitation esthétique de la nature, alors la peinture de Mélik appartient au large courant des primitivismes étudiés dès 1930 par Carl Einstein.


                                        Les chevaux de Mélik : entre enfance et protohistoire
                
                          

 











Autoportrait, de quoi ? Notre hypothèse est que la peinture de Mélik témoigne d’un élargissement de la conscience qui met en péril le moi social et rationnel. Par le rêve, l’inconscience, l’enfance et la primitivité Mélik explore des formes déconnectées de l’approche naturaliste des objets et du sujet humain. Le psychisme autorise ce que Carl Einstein appelle « l’intervalle hallucinatoire » qu’il étudia chez Miro, Masson et Klee (la jeune génération romantique au sens germanique du terme, voir L’Art du XX° siècle, 1926-1931, trad. franç., 2011). Le peintre expérimente le « polymorphisme » de la psyché humaine : des forces irrationnelles qui sont normalement refoulées par le moi adapté à la vie sociale sont enfin assumées durant de brefs intervalles hallucinatoires. La construction classique n’intervient qu’ensuite pour lier ensemble les formes inattendues. Dans ce contexte culturel la question de la représentation de soi devait se poser dans des termes assez paradoxaux. A la place de la noble tradition du portrait, et surtout de l’autoportrait,  qui construit une image de soi d’après la norme idéale du corps physique (l’homme de Vitruve) et d’après la norme idéaliste du moi spirituel, les peintres « irrationalistes » devaient inventer une image correspondant à une identité plus profonde et moins unifiée par la mémoire et les habitudes sociales. La question de l’identité de soi se posait dans un contexte culturel nouveau de crise (voir J. Clair, « L’autoportrait au miroir absent », Les cahiers de médiologie, 2003, n°1). Le principe du miroir qui permettait d’idéaliser le visage et de projeter la sensibilité rationnelle ou inquiète du regard devait être oublié. 

Parmesan, Autoportrait dans un  miroir convexe, Vienne

On n’imagine guère Mélik intéressé par l’apparence toute extérieure de son visage traité comme un reflet rationalisé de l’idée que chacun a fini par se faire de lui-même. L’image que je me fais de moi n’est-elle pas le résultat largement mécanisé du regard des autres dans le but d’éliminer tout ce qui est confus dans l’être ? Au lieu de déboucher sur une impossibilité de l’autoportrait, ce  problème a conduit Mélik à multiplier les représentations de soi qu’il ne faudrait pas prendre pour une variante moderne et forcément aberrante du portrait. La mutation est plus radicale. De même qu’il faudra un jour comprendre pourquoi les objets et la nature sont aux abonnés absents de la peinture de Mélik (pas de nature morte, pas de paysage, ou très peu), il faut entendre le problème connexe de la multiplicité sans fin de la tête humaine, et la reconnaissance d’autoportraits qui ne sont pas pour autant, au sens visuel du terme, des portraits. Par quel dispositif mental Mélik peut-il nous convaincre qu’il s’agit bien de lui alors même que sa désinvolture souveraine envers la ressemblance nous prive d’y saisir le signe visible et rassurant de l’unité supposé du moi ?

Mélik, Autoportrait à la cigarette, 78x98 cm, HST, collection particulière

Dans ce portrait à la cigarette on saisit «Mélik » sans que les traits physiques soient vraiment des indices. Dans un monde où le miroir n’a aucune importance, pas plus que le moi rationnel, le portrait ne peut être que l’ expression d’une perception interne de soi. De quoi pourrait-il bien avoir la ressemblance ? Le regard était le lieu obligé du portrait et de l’autoportrait classiques. Dans la pure  réflexivité du visage, le peintre pensait « se voir se voir » selon l’expression de Paul Valéry (citée par J. Clair). Or, dans le tableau de Mélik les yeux sont réduits à leur plus simple expression d’une ligne  et d’une tache bleues. Comme souvent chez Mélik, ce sont les mains qui sont en charge de la psychologie de l’être, ou plutôt de son instantanéité. En effet, ne sont-elles pas dans l’espace la trace d’un geste fonctionnel ? Elles expriment l’intentionnalité de l’acte. L’autoportrait devient présence à soi dans l’instant, et il est le produit d’une « analogie visuelle de l’intériorité » (Carl Einstein,  L’Art du XX° siècle, p. 194). Ce qu’on peut encore appeler « autoportrait » - bien que la logique classique ait été abolie – est associé par Mélik à la fumée de cigarette. Ce détail pourrait dénoter le côté insaisissable et infiniment modifiable du moi. Cette tradition symbolique est attestée chez Dali, Miro et Man Ray. En effet Salvador Dali avait imaginé un objet complexe « psycho-atmosphérique –anamorphique » qui renvoyait à l’expérience simple d’un bout de cigarette incandescent devenu la seule chose visible dans l’obscurité. « Le bout de cette cigarette ne pourra que briller et d’un éclat combien plus lyrique aux yeux humains que le scintillement atmosphérique de l’astre le plus limpide et lointain. »  (dans « Le Surréalisme au service de la révolution », n° 5, mai 1933). L’obscurité du moi, dans la mesure où on accepte l’inconscient et le rêve, ne peut plus guère se retrouver dans le portrait porteur de la ressemblance physique. 

Man Ray, Sans titre [Tête à la cigarette], 1920

Bien avant Dali, visage et cigarette avaient donné lieu à une photographie étrange de Man Ray. R. Krauss l’analyse comme une nouvelle image de l’informe qui désoriente la conscience à partir de ce qu’on prend pour le plus familier, un visage de femme. « Le sommet de la pyramide est constitué par une cigarette dont les cendres effleurent le bord supérieur de la photographie et dont l’autre bout est fiché dans une bouche que l’on devine à peine au sommet de cette construction humaine. Le support de cette cigarette est en effet un visage tourné à 180 degrés, mais un visage dont il est presque impossible de reconnaître le caractère humain dans cette position. Quant à la masse de cheveux tombant vers le bas, elle remplit la moitié inférieure du cadre et compose un champ de volutes. », « Corpus delicti», dans Le photographique. Pour une théorie des Ecarts, Ed. Macula, p. 198. 
Mais c’est chez J. Miro qu’on trouve les variantes les plus étranges du portrait de l’homme pourvu d’une cigarette ou d’une pipe. Loin d’une lecture idéalisante ou ludique de ses portraits « humains » R. Krauss y déchiffre des chaînes métaphoriques où la cigarette et la pipe deviennent des symboles sexuels dissimulés.  Peut-on encore parler de portrait devant ce qui est transformé pour exhiber ce qui se cache dans le corps ? (voir, « Michel, Bataille et moi », dans Georges Bataille après tout, Belin, 1995, et « Miro : la séduction du bas », Joan Miro, 1917-1934, La naissance du monde, cat. exp. Centre Pompidou, 2004.


Miro, Tête de fumeur, 1925
Homme à la pipe, 1925
                   
                                               
Il n’est pas question de croire que Mélik aurait connu ses expériences d’image démentes  dans le contexte du surréalisme (quoi que…), mais de faire simplement rêver sur les échos antérieurs à l’Autoportrait à la cigarette. Toutefois  il est peu probable que ce soit par hasard que l’ « autoportrait » le plus abouti de Mélik soit justement associé à l’acte de fumer. Mélik crée ici un « mythe visuel » (C. Einstein) par l’irréalité de l’image (gros plan, profil, simplification des traits, maniérisme des mains, couleurs arbitraires, etc.) puisqu’il ne s’agit pas de lui  - au sens de l’unité d’un corps -  mais d’une présence à soi.  Le lien biologique entre son apparence extérieure et la conscience de son identité floue n’a-t-il pas perdu son évidente  avec la fin de la tradition classique du portrait ? A l’image de la forme instable de la fumée, l’analogie entre le corps et  la psychologie est devenue mystérieusement arbitraire. L’unité ne va plus de soi.


Perte extatique du moi. « Le fumeur met la dernière main à son travail. Il cherche l’unité de lui-même avec le paysage », André Breton, « Le soleil en laisse », dans Clair de Terre, 1923 (cité par R. Krauss en exergue de Corpus delicti).
Mélik a refusé le paysage et la nature morte,  genres virtuoses de la tradition. L’esthétisation du paysage devait fortement lui déplaire comme il l’exprime par boutade rageuse en 1965 : « Ne faire que des paysages, c’est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et l’enfer. » (Provence Magazine, juillet 1965). Mélik assume manifestement l’histoire critique de cette consécration esthétique de la nature qui reste à écrire. Pour ceux qui confondent l’homme et l’art il faut préciser que Mélik était extrêmement sensible à la poésie simple de la nature.
« Le paysage fut introduit durant la Renaissance comme adversaire non intellectuel de l’homme, comme un décor de théâtre, ou on lui assignait le sens d’un état moral… C’est justement le paysage qui est considérablement surchargé de préjugés et de platitudes raisonnables. Il renferme un fouillis de souvenirs fixés… En outre il existe une profonde contradiction entre la nature et l’attitude à caractère hallucinatoire puisque la première fut complètement rationalisée et servait à un positivisme borné (Zola, Comte). L’homme fut standardisé en idiot raisonnable, et cela entraîna l’atrophie de ses forces irrationnelles. », C. Einstein, Braque, p. 116.
Mélik, Solitude, 76 x 52 cm, HSC (MdV Holz, Arles, 14/07/2015)

Dans ce paysage irréel fait de grandes vagues on saisit à peine un petit personnage absorbé par un espace devenu immense. Mélik crée de l’inédit à l’intérieur de son oeuvre car on ne retrouvera pas cette expérience de l’espace produite par ces grands traits de peinture. Cette image-espace est-elle une analogie pour une expérience intérieure, celle de l’angoisse devant la nature ou celle de l’extase devant cette même nature ? La forme humaine a perdu tout aspect esthétique. Fin de l’anthropomorphisme rassurant. Elle s’est transformée en corps-mannequin (Giorgio de Chirico au début du siècle ?). Et si la peinture de Mélik était devenue une expérience limite sur soi, celle de la perte du moi, substance idéalisée et rationnelle. « On surestime et valorise un moi statique et conscient, c’est à lui qu’on sacrifie les autres fonctions psychiques. » Carl Einstein, Braque, 1934, p. 53.


Après ce parcours au milieu d’œuvres étranges et « marginales » de Mélik on comprend mieux les processus à l’origine de sa peinture qui refuse l’image comme représentation, elle qui supposait un monde stable d’objets face à un spectateur immobile (cette « monstruosité platonique » selon C. Einstein). La peinture de Mélik n’est pas gratuitement étrange, ni arbitrairement  anormale. Elle ne l’est pas plus - sans doute bien moins - que celle de Miro et Masson. Elle explore les « écarts de conscience » que sont le rêve, l’enfance, la matière, l’archaïsme psychique, les forces inconscientes de l’esprit et la perte de soi. Certains tableaux comptent moins pour leur sujet que pour l’accès qu’ils donnent au mode de pensée de Mélik.  Ils sont moins des tableaux que des clés.  « Il importe de tenter une ethnologie de l’art où l’œuvre ne serait plus considéréz comme fin en soi, mais une force vivante et magique. Ce n’est qu’à cette condition que les images recouvreront leur importance d’énergies agissantes et vitale. », C. Einstein, Braque.
Nous croyons aussi avoir montré que le refus esthétique de l’art qu’on trouve chez Carl Einstein est adapté à la fonction de la peinture selon Mélik. Nous prenons en plein visage des analyses radicales,  au même titre que nous sommes à chaque fois dérangés par la peinture en apparence trop spontanée de Mélik. « La technique correspond ainsi souvent à une inhibition qui banalise une vision à travers des considérations artisanales… Ce qui explique d’ailleurs pourquoi il existe si peu de tableaux spontanément vrais. C’est que les tableaux avaient été réduits à des « bibelots » sans contenu spirituel ; mais l’œuvre d’art techniquement réussie ne peut être finalement qu’une idiotie dénuée d’intérêt sur le plan humain. », C. Einstein,  Braque, 1934, p. 124.

                                                                                                          Olivier Arnaud