mardi 20 juin 2017

Mélik à Florence (Hiver 1934) et le futurisme italien



                     "Les fenêtres ferment leurs verticales paupières
                            Mes souvenirs bondissent dans ce calme
                                           farandole
                          et je leur prends la main." Philippe Soupault

Il arrive -  plus souvent qu'on ne le croit - de voir passer des tableaux et dessins d'Edgar Mélik dans les salles de vente, à Paris ou Marseille. A chaque fois, c'est la surprise de l'inattendu. A chaque fois, il faut revoir les bases de l'histoire de sa peinture. Le tableau suivant a été mis en vente à Drouot. D'une facture classique il étonne par la brillance des couleurs et la pureté des lignes. Des indices profonds de la peinture de Mélik sont déjà inventés.


Edgar Mélik, Jeune paysanne , HST, 65 x 54 cm (vente Drouot, 2 juin 2017)


Le visage incliné de cette jeune femme aux  traits délicats (lèvres, courbes du visage, oreille) s'inscrit dans une période bien documentée de Mélik. Les yeux mi-clos et les mains posées sur sa poitrine expriment l'inériorité charnelle. Elle porte un voile blanc juste posé sur ses cheveux.
Un second tableau déjà connu appartient à la même "spiritualité plastique" (expression de Mélik).


Edgar Mélik, Madone, HSB, 54 x 44 cm, collection particulière

Richesse de la matière et des tons chauds, le visage noble est décalé sur la gauche et laisse apparaître un volet à persienne qui inonde la pièce d'une lumière tamisée. Le dessin un peu gauche des mains rappelle les maladresses assumés de Matisse. La poitrine et les seins avec leur reflets d'or offrent leur  espace charnel pour les mains. Ce geste profondément intime a-t-il son équivalent dans la peinture ancienne ou s'agit-il d'un archétype émotionnel de Mélik? De grandes tresses rouges encadrent un visage où toutes les lignes ont été épurées.
Les premières expositions de Mélik (Paris, décembre 1930/ Tanger, octobre 1933/ Marseille, septembre 1934, voir sur ce blog) nous sont connues par trois articles qui insistent sur la spontanéité et la dureté de sa peinture qui ne cadrent pas avec la douceur et l'humanité de la toile inédite et de son double. Jean-Marc Pontier, dans sa biographie du peintre basée sur la correspondance familiale, nous permet de comprendre la réceptivité de Mélik dont ces tableaux sont l'écho.
"Mélik arrive à Florence fin 1934. Il visite des musées, les Offices, découvre les primitifs et Botticelli. Il découvre avec admiration ces Madones qui nourriront sa propre peinture un peu plus tard. Il effectue quelques copies, des portraits de Florentines, s'inscrit à l'école des Beaux-arts en qualité de peintre étranger. Il doit assister à une conférence de Marinetti. Mélik a quelques  petits tableaux qu'il compte montrer au maître futuriste.
Il peint beaucoup : le Ponte Vecchio, la cathédrale Santa Maria del Fiore. Malgré le froid, il s'acharne sur ses croquis. Il doit cependant bientôt quitter sa pension. L'argent se fait rare. Il attend un mandat de 300 francs que lui doit la galerie Da Silva. Les jours passent mais rien arrive. Début février, avec 15 lires en poche, il doit quitter Florence à contrecœur via Pise et Gêne. Tant pis pour la conférence de Marinetti, tant pis pour ce voyage qu'il eût désiré plus long." (Les sentinelles d'Edgar Mélik, p. 21, non publié).
Nos deux tableaux s'inscrivent dans cet humanisme gothique découvert à Florence. Ils ont été peints à son retour à Marseille début 1935. Mélik n'oubliera pas l'élément architectural que représente le volet à persienne. On le retrouve dans le portrait extraordinaire de son ami marseillais Louis Ducreux, fondateur avec André Roussin et Henri Fluchère, de la Compagnie du Rideau Gris (mars 1931). Le jeu des mains pareillement gauche et expressif s'enrichit de feuillets blancs, indice du loisir studieux de son ami et de sa troupe d'avant-garde. Les volets repliés  laissent entrevoir un morceau de paysage (mer?), cas unique dans la peinture de Mélik (à l'opposé de Matisse et Bonnard qu'il admirait).
Edgar Mélik, Portrait de Louis Ducreux, c. 1935, collection particulière

L'autre précision de Jean-Marc Pontier porte sur Marinetti, le chef de file des futuristes, ce courant littéraire et pictural moderniste né en 1909 (Manifeste futuriste publié dans Le Figaro),  avant le surréalisme (1923), avant Dada (1917). Mélik apparaît à nouveau avide de tout ce qui bouscule la littérature et la peinture. Il est des tout premiers lecteurs des Champs magnétiques (1920) d'André Breton et Philippe Soupault qui entendent libérer l'écriture de toute contrainte pour faire surgir une autre langue, un autre monde.  Ce livre au tirage confidentiel (180 exemplaires en 1920) sera salué par Marcel Proust et Jacques Rivière.  Mélik  s'imprègne des Chants de Maldoror  (1869) de Lautréamont que Philippe Soupault redécouvre en 1917 et qu'il impose au surréalisme naissant.  Mélik est aussi un lecteur de Rimbaud et de son alchimie du Verbe. Il partage  la vision créatrice de l'artiste qu'on trouve chez Nietzsche. En 1937 il se déclare toujours  "surréaliste nietzschéen".  Il faut oser changer la langue pour changer la vie, changer les formes pour changer la vie. Dans ce vaste courant poétique et littéraire le futurisme fait figure de précurseur. La peinture futuriste est connue à Paris puisque la première exposition de ces peintres italiens qui exaltent la machine et la vitalité moderne a eu lieu à la galerie Bernheim-Jeanne en 1912. Pourquoi Mélik cherche-t-il à rencontrer Marinetti à Florence à l'hiver 1934?
Mélik refusera toujours,  selon ses propres termes,  "l'immobilisme en peinture" et il approuve explicitement le mot d'ordre d'Apollinaire, le poète de sa jeunesse,  aux peintres : "Renouvelle-toi sans cesse."  Pourtant sa peinture en 1935, après son séjour à Florence reste mystérieuse, intime et symboliste  avec des moyens d'expression encore prudents. Alors, la curiosité de Mélik pour Marinetti a-t-elle un sens? Vingt ans plus tard, dans une lettre à son amie peintre Madeleine Follain, il décrit son état d'esprit et son mode de vie affranchie de tout artifice social : " Chère Madeleine, dans l’absence de bruits que produit la nuit le seul qui se produise est celui de mon stylo Parker évoluant dans le voisinage. Ne suis pas mécontent de la poursuite de ma vie d’isolé – sans être recroquevillé dans une simili tour je m’étire naturellement et chaque bâillement m’est devenu tonique et productifbâillement-force auraient dit les futuristes italiens en 1912 et c’était bien. Le grand amour travaille mes peintures, la pensée du Maître n’est pas essoufflée et plus de problèmes insolubles – organisation satisfaisante d’un état de chose féodal moderne ou anarchiste dans le sens haut du terme." (lettre d'août 1954, Fonds J. Follain, IMEC).
Sans aucun humour, Mélik traduit ce qu'il cherche, une coïncidence entre vie et poésie, cette quête commune au futurisme, au dadaïsme et au surréalisme, qui passe par la révolte et l'esprit d'insoumission (voir G. Lista, F.T. Marinetti, L'anarchiste du futurisme, 1996). La date de 1912 n'est pas fortuite, c'est l'année de publication du Manifeste technique de la littérature futuriste qui passe par la "libération du mot" et le refus de la psychologie sentimentale.


E. Mélik, Danseuse à la statue nègre, c. 1935, collection particulière

Un quatrième tableau appartient par sa facture technique à cette série "symboliste". Il approfondit le thème de l'intime et du mystère humain. Une danseuse aux yeux fermés tient sur ses genoux une statuette de grande taille. Détail rare, Mélik laisse entrevoir un objet technique, une table avec son angle et son pied géométriques. 


La veine "anarchiste" du futurisme, du dadaïsme et du surréalisme restera la base de l'attitude et de la peinture de Mélik. Dans sa révolte sans fin pour une peinture libérée il rédige en novembre 1958 son propre Manifeste (voir L'Esthétique, ça sert à faire la guerre, sur ce blog). Il oppose une "sensibilité tonique" (Matisse et Derain, quand ils étaient fauves, exclusivement) à une "sensibilité malsaine et viciée", celle du contrôle de l'art par les marchands et les snobs.  Il réaffirme que l'art est un enjeu de vie et pas un jeu social. Il assume la violence de cette lutte sans fin : "Et sans répit je m'attaque, j'assène des coups valables à la sensibilité factice, malsaine, infligée. C'est une joie que de faire des failles dans ce proche passé impertinemment composé. C'est donc une guerre consciente que je mène, que mène une espèce de sensibilité contre une autre." Manifeste (Texte imprimé, 1° novembre 1958, archives du Musée Edgar Mélik, Cabriès). Il récuse le succès factice de Jean Cocteau (tête de turc de tous les surréalistes dès 1917), de B. Buffet ou de Françoise Sagan.
Au nom de quoi défendre une certaine peinture qui exalte la vitalité intérieure et la sensibilité tonique, (mais aussi  le secret de l'intime) sinon la liberté elle-même, l'anarchie dans le sens haut du terme? D'où son mépris totale pour la "servitude volontaire". Il se réjouit malicieusement que les marchands qui font la cote des peintres logent rue La Boétie.  "Bien des gens n'osent pas encore être libres et se courbaturent de courbettes. Mais cela reviendra. Les Possédés ont pris le goût de la possession, à l'oppression moral qui les tient, et sont vigilants pour tenir tête à ce qui les obligera à être libres, à penser librement et à la liberté d'aimer ce qu'ils aiment foncièrement... Mais tout s'arrange en France? J'en ai la conviction" (lettre à Madeleine Follain, 20 juin 1958, Fonds J. Follain, IMEC).
Dadaïsme et surréalisme mêleront à Paris les mêmes jeunes gens en révolte contre une société bourgeoise qui venait de célébrer la guerre, alors qu'elle prétendait s'organiser par la raison et la morale. De 1917 à 1924 (publication du Manifeste du surréalisme par André Breton) la révolte passe par "le message automatique" qui s'exprime dans le rêve, l'écriture, le dessin et les déambulations nocturnes dans Paris.  La preuve est faite qu'il existe un arrière-plan inconscient dans l'esprit humain. Il faut unifier la personnalité en élargissant les sources de la "dictée de la pensée". Les productions de l'esprit prendront une allure irrationnelle (rêves, automatisme, cadavres exquis, objets surréalistes, etc.) mais ce côté indéchiffrable qui effraie la société est l'accès à la poésie mêlée à la vie. Or le futurisme aura été dès 1909 un appel à l'automatisme, à la suggestion hypnotique du mouvement et du corps, à la vitalité qui entend échapper au contrôle de la conscience et de la vieille littérature basée sur la psychologie.
"Tandis que le théâtre actuel exalte la vie intérieure, la méditation professorale, la bibliothèque, le musée, les luttes monotones de la conscience, les dissections stupides des sentiments, bref : cette chose et ce mot immonde, la psychologie, le Music-hall exalte l'action, l'héroïsme, la vie au grand air, l'adresse, l'autorité de l'instinct et de l'intuition. A la psychologie il oppose ce que j'appelle la physicofolie.", F.T. Marinetti, "Il teatro di varieta", 1913 (cité par Tania Collani, "Automatisme et contrainte créative de Marinetti à Breton", dans HYPNOS. Esthétique, littérature et inconscient en Europe (1900-1949), 2009).
La peinture de Mélik sera rapidement une image démultipliée de cette "psychofolie" en opposition à toute psychologie raisonnable qui réduit l'art à l'imitation, à une beauté soumise aux lois de l'optique. Non seulement Mélik utilise l'expression inventée par André Breton de "grande Inconscience" mais il oppose sa peinture qu'il veut absolument "absconse" à toute ce qui relève du "concept", prison invisible pour l'esprit imaginatif . L'art doit être libre parce qu'il invente en permanence l'accès au monde intuitif et mystérieux du Désir.
E. Mélik, Scène de Music-hall, Fusain rehaussé d’huile, 46 x 29 cm, collection particulière
E. Mélik, Beauté imaginative du corps, grand format, collection particulière
L'art de Mélik entend permettre aux hommes " de penser librement et d'aimer librement ce qu'ils aiment foncièrement" contre les barrière psychiques qui dominent nos images conventionnelles.  Beau programme intransigeant et optimiste qui rattache directement Mélik aux avant-gardes du début du siècle (futurisme, dadaïsme, surréalisme), dont il juge que l'énergie créatrice a été trahie après-guerre par les facilités du snobisme (Cocteau, B. Buffet). Encore en 1950 à Marseille, pour la galerie Da Silva, il compose un poème surréaliste qui tourne en dérision la comédie des marchands d'art qui trahissent les valeurs de la sensibilité tonique au profit d'une sensibilité malade et snob (voir Mélik et le surréalisme, INDICES IV, poème surréaliste). L'exposition s'intitule "Ponts coupés"!
Jean-Marc Pontier parle dans sa biographie de Mélik de portraits de Florentines. Nos deux tableaux "italiens", pourraient être des versions jumelles (version populaire et profane, version noble et religieuse) marquées par le type  Madone des Primitifs italiens (XII-XIV° siècles). Mais il y a plus directement ce dessin rehaussé d'huile, le Pont sur l'Arno, réalisé sur place. La composition de ce paysage "urbain" est singulière puisque les arches à l'arrière-plan sont démesurées, et accentue la noirceur des voûtes. Au premier plan des barques et trois personnages étranges.

E, Mélik, Pont sur l'Arno, HSC, 1935, collection particulière
E. Mélik, Photo passeport, 4 décembre 1934, Marseille (archives du musée E.M., Cabriès)

Pour finir, un dernier tableau (inédit et antérieur au séjour à Florence) pour mieux saisir la trajectoire de la peinture de Mélik. La rigidité des contours se combine avec l'éclat de la chair.  Mélik poursuit la liberté des formes inventées par Matisse (à une femme qui demandait pourquoi le bras était mal fait, Matisse répondit : "Ceci n'est pas une femme, mais une peinture").  La représentation gauche du corps nous éloigne du jeu mimétique, mais la réalité physique et humaine de cette jeune fille est indéniable. Les contours du corps assis sont cernés de noirs, les bras, les jambes et les seins sont déjà des formes libérées de tout réalisme anatomique.
E. Mélik, Femme nue, HSC, c. 1930, 23 x 20 cm, collection particulière


Le visage est devenu une architecture précise d'où se dégage mystérieusement la personnalité à jamais inconnue du modèle.
                Mélik fera varier en permanence ses moyens techniques d'expression, mais toujours selon cette "sensibilité tonique" dont il a su reconnaître dans le futurisme italien la première conquête triomphale (1912). Sa peinture se crée et avancera toujours plus vers la "psychofolie" du corps et de son imagination poétique. Le séjour à Florence fut donc notable, pour son impact sur la peinture de Mélik (ouverture à un humanisme religieux et non-rationnel  ) et pour ce qu'il nous apprend de son intérêt pour le futurisme et sa revendication anarchiste de la vitalité non enrégimentée par l'ordre social - sa raison et son concept.

Olivier Arnaud

E. Mélik, Beauté surréaliste, c. 1940,  collection particulière

E. Mélik, Beauté onirique, c. 1960, collection particulière

                                                                            

3 commentaires:

  1. Merci une fois encore à Olivier,pour cette remarquable analyse des travaux de Mélik qui se "dévoile", ou qui nous offre les multiples facettes de sa peinture suite à des ventes chez Drouot.De fait on ne peut encore conclure à un ouvrage sur Mélik, et Mélik encore, que nous attendons tous. Le blog est peut-être la meilleure formule pour calmer nos appétence.

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  2. Merci Olivier
    Ce voyage à Florence a été à bien des titres fondateur pour Melik. Par exemple c'est à partir de là qu'il va définitivement signer des lettres à ses parents Melikedgar et non plus Paul, comme s'il voulait affirmer définitivement à leurs yeux son statut de peintre .

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  3. Merci aux lecteurs qui prennent plaisir à ces petits voyages dans la pensée et la peinture de Mélik, toujours aux aguets pour ce qui est inventif dans la culture de son temps. Il reste à voir comment ces nouveaux codes du langage futuriste et surréaliste ont marqué son propre style et confirmé ses hallucinations littéraires(signal à J.M. Pontier!).

    Je viens de trouver une lettre de Mélik à Jean Ballard qui prouve qu'il a lu Voyage au bout de la nuit en 1932(autre scandale littéraire)et qu'il le lit sérieusement en 1961 à la mort de L.F. Céline. Il signale toutes les aspérités de style supprimées entre les 2 éditions! A ses yeux c'est toujours cette guerre entre l'Ancien et le Nouveau que le futurisme a radicalisé. o. arnaud

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