samedi 15 juillet 2017

Le Regard du Désir chez Edgar Mélik : le mythe de Galatée et Polyphème



               "Il faut noter la persistance des mythes grecs chez les peintres et, en particulier, chez les peintres français. Même chez les Impressionnistes. Renoir a fait un tableau où l'on retrouve des éléments mythologiques : "le Jugement de Pâris". Matisse a peint "L'enlèvement d'Europe". Picasso, toutes ses séries de faunes, de centaures, etc. Klee a même fait une Diane ! Généralement, on préfère ignorer cette tendance, car elle est considérée comme l'apanage des "pompiers" et non pas des artistes d'avant-garde !", André Masson, Vagabond du surréalisme, Ed. Saint-Germain-des-Prés, 1975, p. 139.

 Paul Klee, Diane, 1931
                     
Matisse, L'enlèvement d'Europe, 1929
                              
 Renoir, Le Jugement de Pâris, 1908
               










               L'oeuvre graphique de Mélik est encore peu explorée, alors qu'elle est foncièrement autonome et différente de sa peinture. Le médium du trait noir -  plus rarement de couleur-  invente un univers très libre et aérien (négation majeure de la matérialité de l'oeuvre peinte).
Mélik était parfaitement conscient de ce phénomène : "Lorsqu'un sculpteur dessine, ses dessins ne sont pas ceux d'un dessinateur. Il en va de même lorsqu'il s'agit d'un peintre. Il y a eu, il y a, il y aura". Une très certaine Edith Piaf, Edition Château Musée de Cabriès, 1990.
L'allusion à Giacometti est probable, artiste à la fois sculpteur, peintre et dessinateur, mais aussi à Julio Gonzalez qui dessinait dans l'espace avant de transcrire en sculpture. Dans le cas de Mélik, il y a plusieurs univers, d'abord  visuels (dessin et peinture), puis sonore au piano et enfin littéraire,  qui se correspondent mystérieusement sans aucune ressemblance flagrante. L'oeuvre graphique a des qualités spécifiques puisque lorsqu'un peintre dessine, ses dessins lui sont propres et communiquent avec son oeuvre peinte. Ce dessin inédit va nous permettre d'approcher cette petite énigme.

E. Mélik, Monstre et jeune femme, HST, 76 x 51 cm (vente Marseille Enchères Provence, déc. 2015)

               Deux personnages sont imbriqués par des lignes, courbes ou anguleuses, noires ou vertes. Le code des couleurs sert à les identifier. Un géant à la tête carrée porte une jeune fille. Mélik a multiplié les signes qui rendent monstrueux le géant : son visage est coupée par une grande ligne-balafre. Sa tête est vue de face et en même temps elle est tournée vers sa compagne. L'ambiguïté nous laisse voir un oeil unique qui évoque un mythe de cyclope. Mais lequel? Mélik continue son jeu avec  la fragmentation de ce corps monstrueux dont on ne voit qu'un bras puissant qui soulève les jambes repliées de la jeune fille, et qu'une jambe qu'on devine fortement appuyée sur le sol.  La tête et le corps de la jeune fille sont encore plus étranges. Le corps étroit est tracé avec une ligne verte souple et continue. Parfois c'est une courbe voluptueuse, parfois une ligne  angulaire évoquant la projection des seins. Son petit visage est tournée vers nous, et se détourne du géant qui l'enlève. Son oeil est une large tache noire entourant le trou de la pupille.  Seul accessoire qui évoque la féminité dans une scène sourdement violente, un ruban vert autour de sa natte de cheveux. Dernière ambiguïté que permet le dessin, le fragment de la jambe verticale : elle peut être "lue" comme la jambe du géant appuyée sur le sol, ou la jambe encore libre de la jeune fille victime d'un enlèvement.
L'aspect formel du dessin est très rigoureux, aucune hésitation dans le contour complexe de la scène. Quelques taches de couleurs animent une surface parfaitement dépouillée (des ombres jaunes indiquent les régions du visage du cyclope, alors qu'une tache blanche marque son front, etc.).
Si on suit la pensée de Mélik son dessin n'est pas celui d'un dessinateur mais celui d'un peintre. Que voulait-il dire par cette phrase énigmatique?  Selon ses propres termes, Mélik s'opposait au conceptuel (clair et univoque) pour suivre l'abscons (obscur et ambigu). On peut penser que le dessin est celui d'un dessinateur dans la mesure où il sera plus mimétique alors que le dessin d'un peintre ou d'un sculpteur procède autrement  (élisions, superpositions et fragmentation). Alors qu'un dessinateur veut être fidèle à l'objet représenté dans le passage des trois dimensions à la surface d'un feuille, le sculpteur suit le chemin inverse. Il crée de l'ambiguïté parce qu'il part de la planéité de la page pour produire des signes ambigus renvoyant à l'espace (voir sur Julio Gonzalez, "Cet art nouveau : dessiner dans l'espace", de R. Krauss, dans L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993).
L'enjeu éclaire surtout les limites de Picasso aux yeux de Mélik. Sur un de ses propres dessins Mélik a écrit : "Je peins mieux que Picasso mais je dessine presque aussi bien que lui". La peinture de Picasso serait-elle trop soumise au dessin, à un code producteur d'analogie (dans le cas du cubisme, mais aussi de son néo-ingrisme, etc.)?

Picasso, Le hibou, 1947 (catalogue de l'exposition, Palais des Papes, 1947)

Le dessin de Mélik est d'abord une construction par élision sans code (une jambe et non deux, un bras et non deux) et par ambiguïté des parties (visage de face ou de profil, oeil unique ou non, à qui appartient la jambe, etc.). Nous sommes assez loin de la représentation d'un mythe (illustration univoque d'un récit). Les lignes du dessin tracent des corps imaginaires dont la raison d'être n'est pas de représenter du déjà-connu/ déjà-vu. Le corps (largement éludé) devient son propre système de signifiants  puisque l'illusion visuelle du dessin fait que les parties du corps s'organisent et se cachent pour engendrer des signifiés ni vraiment culturels, ni vraiment naturels  ("c'est un géant, c'est peut-être un cyclope, ce serait Polyphème, etc."). Le dessin transparent  crée l'illusion de l'objet, alors que le dessin d'un sculpteur ou d'un peintre crée l'illusion dans l'image grâce à l'espace interne. 

Certains signes rares  se retrouvent sur des toiles. Par exemple le petit personnage à gauche a un corps géométrisé alors que l'autre personnage est tout en courbes et transformations (chez G. Deleuze la déformation affecte l'apparence du corps, la transformation est abstraite et dynamique car elle rend visibles les forces internes des mouvements du corps, voir Francis Bacon, Logique de la sensation, 1981). Les bras et les mains ne sont plus des parties anatomiques mais des forces extériorisées (un bras raccourci parce que sa main est collé au visage/ un bras démesurément allongé parce qu'il décrit un ample mouvement dans l'espace).
E. Mélik, Deux personnages, HSB, collection particulière
                                                            
Le contenu du dessin qui confronte un monstre/cyclope et une jeune fille possède incontestablement une dimension mythique.  Le dessin est simplifié par ses moyens techniques mais d'une grande puissance pour son exécution. D'où le contraste entre la passivité apparente de la scène et sa violence sous-jacente. On pense obscurément au mythe du cyclope Polyphème qui surprend les jeunes amoureux, Acis et Galatée, s'éprend de la jeune nymphe qui se refuse, puis tue d'une pierre le pauvre Acis afin d'enlever Galatée. Ce mythe sur la violence du Désir et du Malheur qu'on trouve chez Ovide est devenu, au cours des siècles, un thème inépuisable pour les musiciens, les sculpteurs et les peintres.
"Car je brûle, et un feu plus ardent bouillonne en moi, qui suis blessé,
et j'ai l'impression de porter dans ma poitrine les forces de l'Etna
qui y seraient passées ; et toi, Galatée, tu restes insensible
. ” Ovide, Les Métamorphoses, XIII, 868.


Rodin, Polyphème observant Acis et Galatée, 1902, Musée Rodin

Mélik s'est déjà intéressé à certains mythes (voir, "Cycle mythologique chez Mélik? " sur ce blog). Mais ce n'est pas en tant qu'illustrateur esthétique (comme Picasso ou Matisse). Ce qui l'attire serait alors le sens abstrait du mythe qui laisse une grande liberté à l'invention visuelle et à la transposition. Une vérification existe si on compare des images pour leur signification et non leur ressemblance. Comment représenter le Désir (à la fois Toucher d'Eros et Toucher de Thanatos) ? Mélik a su varier les solutions à ce problème qui concerne au plus haut point le peintre autant que l'homme. Dans ce deuxième dessin fortement coloré Mélik a multiplié les femmes, assises ou debout, selon tous les degrés d'avancement du dessin (de l'ébauche à la forme achevée). Les vêtements sont aussi variés que les moyens techniques de la couleur.
E. Mélik, Groupe de femmes épiées, c. 1935, Dessin rehaussé de couleurs, collection particulière

Ce cercle magique du Désir rappelle celui de Marcel Duchamp qui a représenté cinq instantanés du mouvement d'une femme unique (moyen expressif emprunté aux peintres futuristes), dans ce qu'il nomme de manière ambiguë Portrait.
Marcel Duchamp, Portrait (Dulcinée), 1911, 146 x 114 cm, Philadelphie, Museum of Art
    
 
















 
L'ambiguïté est celle du nom, celle du contenu (cinq femmes ou cinq arrêts) et celle de l'image puisque la femme est progressivement déshabillée par le peintre (mais elle garde son chapeau, dernière provocation cachée de l'artiste, voir Marcel Duchamp, la peinture, même, catalogue Centre Pompidou, 2014, p. 132).
Sans les moyens de l'avant-garde futuriste Mélik crée aussi dans l'image une ambiguïté cachée qui nous ramène au mythe de Polyphème. Derrière l'architecture à étages (Hôtel-Dieu de Marseille?) se cache un homme disproportionné qui observe les femmes.                                                         
      
Une scène paisible et esthétique prend une dimension psychique, celle qui fait du peintre et de son public, des voyeurs.   Avec les moyens somptueux du symbolisme Gustave Moreau avait déjà signifié, grâce au mythe de Polyphème,  que la peinture trahit notre voyeurisme.                                    

                       

G. Moreau, Galatée, 85 x66 cm, 1880



















« Le désir titanique du Cyclope Polyphème de G. Moreau épiant Galatée », André Breton, L’Art magique, 1957, p. 225











Un autre dessin de Mélik, de sa première période à Marseille, traduit ce Regard au second degré qu'est la peinture, avec cet homme qui s'éloigne en se retournant sur deux femmes qui se parlent.

E.Mélik, Homme se retournant vers un groupe de femmes, c. 1935, ancienne collection Louis Trabuc


Ce qu'il y a de singulier dans le premier dessin de Mélik, c'est le moment plutôt imaginaire de l'enlèvement de Galatée par Polyphème qui seul permet le face à face. La fascination du regard, commune au peintre pour son sujet et au désir pour son objet, est indiquée par l'oeil unique du vrai-faux Cyclope (monstruosité) et surtout par l'oeil noir de Galatée, pure invention de Mélik. Ce visage au contour géométrique prend l'aspect d'un masque à l'oeil noirci par la terreur. Il n'est pas sans analogie avec le fameux visage de la sculpture L'Objet invisible (1934) de Giacometti, forme de cristal, avec ses yeux fixes, qui rappelle la tête d'une mante religieuse (ce motif devint une association évidente entre sexualité et cruauté - l'insecte femelle dévore le mâle après l'accouplement - avec l'article de Roger Callois, "La mante religieuse", dans Minotaure, n°5, 1934).


Giacometti, ce peintre et dessinateur que Mélik a admiré - il racontait à ses amis de Cabriès sa visite de l'atelier rue Hippolyte-Maindron au début des années Trente. Une oeuvre plus abstraite de cet artiste dénote cet aspect cruel du regard, son obsession destructrice : Pointe à l'oeil. Objet mobile et muet de la période surréaliste de Giacometti il est le montage d' une pointe à la courbe complexe dirigée vers une tête-crâne portée par un thorax, l'ensemble sur un socle pas-de-tire. L'objet sera rendu célèbre par une photographie de Man Ray publiée dans la revue Cahiers d'art en 1932, exposé dans la galerie Pierre Colle à Paris la même année, puis en 1936 à l'Exposition internationale du surréalisme à Londres. Objet qui perce l'oeil d'autant plus fascinant que son contenu renvoie au fantasme de la pulsion scopique et de la pulsion érotique chez Giacometti (sur la période surréaliste de Giacometti, voir R. Krauss, "On ne joue plus" dans L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, 1993).
A. Giacometti, Pointe à l'oeil ("Relations désagrégeantes")

Dans le dessin de Mélik que peut signifier d'inconscient cette tache noire sur l'oeil ? La nymphe a-t-elle été violée ? La tache sur l'oeil serait-elle  symbole de culpabilité malgré la violence subie?
Nous sommes en présence d'une chaîne d'images (ambiguïté, cyclope, dualité agressive, Polyphème, etc.) qui relève de  l'"inquiétante étrangeté" (S. Freud) d'un dessin pourtant simple et maîtrisé. Ce travail de l'image n'en fait sûrement pas l'illustration d'un mythe (trop de signes sont inventés et cachés), un simple cliché pour un mythe archiconnu. C'est le processus de "l'image qui ouvre la pensée" (G. Didi-Huberman).
L'obsession de l'oeil regardeur et la violence faite à l'oeil ont été communes dans le surréalisme, et pour un peintre personnellement connu de Mélik, Victor Brauner (voir "Mélik et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l'oeil énucléé", sur ce blog). Un grand paravent réalisé par Mélik vers 1955 nous place autrement sous l'emprise de ce regard du Désir. Quatre femmes métamorphosées exécutent pour nous une sorte de danse chamanique (voir "Faire dialoguer Mélik avec Picasso!", sur ce blog). Il n'y a pas de modèle extérieur ni même intérieur (fantasme) à ces Figures. Ces "Femmes" ne sont pas des copies. Les lignes ondulées créent des simulacres pour le Désir.
E. Mélik, Danse des Bacchantes, Grand paravent (non localisé)

Mais dans la profondeur du tableau , à peine discernable une tête-plaque regarde aussi. La représentation d'une sculpture dans un tableau a une longue histoire (exemple de multimatérialité, voir W. Hofmann, "Réflexions sur l'Iconisation, A propos des Demoiselles d'Avignon"), mais là nous sommes en face d'une idole carrée qui regarde sans être vue, un regard fasciné et incrédule qui nous regarde aussi...
A.Giacometti, Tête qui regarde, 1928, 17 x 13 cm


      Qu'est-ce qu'un peintre comme Mélik? Celui qui a l'audace de figurer le Désir, au prix d'une métamorphose de l'apparence qui mortifie l'oeil.
« Et, sans doute, le projet du peintre peut-il parfois se  rapprocher de cet état de surprise que cherche le photographe quand il essaie de saisir son sujet sans le troubler par sa présence, mais aussi sans être troublé par lui, comme si, au fond, il n’était là pour rien… Mais le projet du peintre est, cependant, tout autre qu’une surprise, qu’un « pas vu, pas pris », il est, in presentia, d’assurer sa prise sur autrui, de fonder une entreprise, une inter-relation de sujet à sujet, quand même il sait que son œil se verra mis dans la position d’être constamment « désespéré par le regard » (Lacan), constamment mortifié, constamment délogé du lieu de prééminence qu’il prétendait occuper au cœur du réel… Plus qu’un cache-cache donc, le rapport de l’œil au réel est un chassé-croisé où s’éprouvent en effet, comme le dit si justement le premier titre de l’œuvre de Giacometti (La pointe à l’œil, 1932), des relations désagrégeantes : celle qui entraîne la mortification de l’œil de l’artiste par l’objet convoité », J. Clair, « La pointe à l’œil d’Alberto Giacometti», Cahiers du Musée national d’Art moderne, n° 11, 1983.

Un dessin inédit confirme l'hypothèse concernant ce qu'est un dessin de peintre en lien avec le Regard du désir. Ce Nu tardif est fait de quelques lignes courbes. Il dégage une grande puissance dans l'exécution, et impose la présence de ce corps avec ses contorsions indéchiffrables. De simples lignes faussement simples confondent le corps autant que notre regard.

E. Mélik, Femme allongée, 40 x 70 cm, c. 1950, association des Amis du musée E. Mélik



                                               E. Mélik, Femme vue de dos, dessin rehaussé, collection particulière


Quand Mélik abandonne le dessin au trait pour cerner une forme par les traits vibratoires l'effet pictural est renforcé. Pour ce corps sensuel vu de dos, la tête se tourne et se transforme. D'où l'indistinction qui crée un "devenir animal": les signes reconnaissables du visage humain sont perdus.
Quand est-ce qu'un dessin devient pictural? Quand le dessin s'invente un langage analogique, au sens où Gilles Deleuze le définit dans le cas de Francis Bacon. Analogie qui passe par une catastrophe qui brouille l'image. Loin de la ressemblance et pourtant similitude produite : "On dit que la ressemblance est produite lorsqu'elle apparaît brusquement comme le résultat de tout autres rapports que ceux qu'elle est chargée de reproduire : la ressemblance surgit alors comme le produit brutal de moyens non ressemblants.", Francis Bacon, Logique de la sensation, 1981, chap. 13, L'analogie.
La transition artistique de l'homme au peintre devient sous nos yeux une conversion incessante du regard du Désir en désir du Regard. L'image, dessin ou peinture, est devenue un Fait pictural. "Notre oeil insatiable et en rut" disait Gauguin.

                                                                                          O. Arnaud